Epstein samplé
Jean Epstein est un cinéaste trop peu ou mal connu. Quand on apprécie ses longs métrages de fiction (Cœur fidèle, 1923, celui de ses films qu'il disait préférer ; La Chute de la maison Usher, 1928, adapté d'Edgar Poe, entre autres), on ignore souvent sa période bretonne ou ses importants textes théoriques, par exemple celui qu'il a consacré au cinéma, L'intelligence d'une machine et qui date de 1946.
Pourtant, l'œuvre de ce français né en Pologne en 1897 et mort à Paris en 1953 a de quoi marquer. Tout d'abord, parce qu'Epstein adopte la démarche d'un précurseur : comme le feront des dizaines d'années plus tard les jeunes Turcs de la Nouvelle Vague, dans un premier temps il pratique la cinéphilie et l'écriture théorique ; ensuite seulement, il tourne. Ainsi, son texte Bonjour cinéma précède d'un an un premier film, Pasteur (1922), que suivent des films reconnus tirés d'adaptations de Balzac, Daudet, Sand, Poe, avec par exemple L'Auberge rouge en 1923 et Finis Terrae en 1929. La Bretagne déjà.
Au vu de l'importance de la matière bretonne dans l'œuvre d'Epstein, et d'un évident refus du pittoresque, on peut se demander si cette thématique ne lui permettait pas, soit de réaliser du documentaire social, soit simplement de tourner le dos à la fiction traditionnelle en filmant des non-professionnels, parlant breton. En fait, le projet était probablement moins théorisé, plus senti : Epstein a aimé ces roches, ces vagues, la puissance des hommes qui les affrontent et dont il a su voir les difficultés. Du coup, libéré de certaines des contraintes du récit fictionné, il s'est alors livré pendant cette période à des recherches novatrices aussi bien sur le plan visuel que sonore, ce qui est plus rare. Certes, il n'a pas tout inventé : à Paris, pendant le premier quart du XXe siècle, Epstein avait été très proche de cinéastes soucieux de forme et de narration, Gance, Delluc, L’Herbier, avec qui il avait partagé ces expérimentations. N'avait-il pas choisi Luis Buñuel comme assistant pour le tournage de Cœur fidèle ?
Mais probablement la démarche bretonne est-elle particulière et l'on comprend que Schneider s'y intéresse. Filmer la mer, les amers, le ciel, c'est à la fois re-présenter la beauté mais c'est aussi creuser un espace de sens particulier : sans cesse renouvelée comme le dit la chanson, la mer abrite, meurtrit et nourrit ces hommes qu'Epstein filme, et dont Schneider va rechercher les traces.
Pour cela, il retourne sur les lieux des tournages du siècle dernier, et va jusqu'à reproduire les cadrages du cinéaste. Il les met en valeur par un format plus large, ce qui permet, en jouant en plus de la différence entre noir et blanc d'époque et couleur d'aujourd'hui, d'apprécier à la fois la précision du cadrage d'Epstein et la pérennité (de la roche bretonne) des paysages bretons. Schneider s'autorise juste alors de retravailler la bande son : par une accélération des sons jouée en contrepoint de l'image, il va lui aussi, à l'instar d'Epstein, au-delà du réalisme.
Pour éclairer le projet d'Epstein, Schneider filme de multiples citations très graphiques parce que dactylographiées. La première mise en exergue nous alerte d'emblée sur l'ambition cinématographique d'Epstein : “Des lentilles peuvent donc capter, des écrans reproduire des aspects de l'univers non encore compris par l'homme. Tout un monde nouveau s'ouvre à cet étonnement, cette admiration, cette connaissance par amour, qui sont acquis par le regard.”
Outre ces références aux écrits du réalisateur, le témoignage de Mary Epstein, qui s'est largement consacrée à mettre en valeur l'œuvre de son frère, apporte beaucoup sur le rapport passionnel que le cinéaste entretient avec la Bretagne. Dans des extraits du film Jean Epstein – Termaji de Mado Le Gall (1997), quand elle évoque la préparation des tournages et le rôle de chacun, elle nous permet de comprendre l'importance des “modèles” bretons, le type de rapport de travail que le cinéaste entretenait avec ces travailleurs de la mer qui n'étaient pas des professionnels du cinéma.
Par ailleurs, Schneider choisit de mettre en valeur les interventions dans lesquelles elle s'exprime sur l'attitude de son frère pendant la Deuxième Guerre mondiale. Et ce n'est pas rien : Epstein n'aura pas été un esthète détaché des réalités du monde et des souffrances de ses contemporains. Il a eu la force d'afficher des sentiments antinazis, marqués à la fois par ses liens avec la CGT et Ciné Liberté, depuis 1936. Il a été spolié de ses biens en 1940 et Mary Epstein rappelle que, bien que portant un nom à consonance sémite, “par sentiment de décence, il n'avait pas demandé de certificat de non-appartenance à la race juive”. Ce courage rend toute sa force à sa recherche du Beau et l'éloigne d'un esthétisme éthéré ou égocentré. Mary insiste à juste titre sur la caractéristique essentielle de l'œuvre de son frère : la compréhension du monde par l'intelligence et par le cœur, intention que l'on peut mettre en relation avec son désir de conserver l'importance et du sens et de la forme.
Bien sûr, on peut regretter que quelques-unes des images de la Bretagne touristique d'aujourd'hui filmées par Schneider viennent, par leur manque d'enjeu cinématographique, diminuer la force de son documentaire mais, l'essentiel n'est pas là, mieux vaut s'intéresser à son travail sonore – qu'il inscrit dans les pas d'Epstein : Young Oceans of Cinema mérite d'être écouté avec attention. On y retrouve une matière acoustique que le cinéma nous donne trop rarement à apprécier. Il faut rappeler que James Schneider, sous le nom de Matterlink depuis 2002, donne des concerts de vampling, performance de sampling de vidéos avec leur son, et qu’il partage certainement avec Epstein des préoccupations graphiques, nourries par le sens des œuvres. Le réalisateur de Finis terrae ne disait-il pas que l'image cinématographique est “un calligramme où le sens est attaché à la forme” ?
On regrettera seulement que James Schneider n'ait pas davantage creusé l'aspect fictionnel de certaines des œuvres bretonnes d'Epstein : Finis Terrae, Le Tempestaire sont des films qui, tout en étant fondés sur une approche documentaire, comportent tout de même une forte densité fictionnelle. Et ne pourrait-on pas dire que, précisément, ce mélange intime entre fiction et documentaire est l’un des aspects qui contribuent à rendre l'œuvre d'Epstein contemporaine ? Après tout, dans cette première décennie du XXIe siècle, une des principales modifications du travail cinématographique sur le réel n'est-elle pas l'effacement de la frontière, jusqu'alors sentie comme intangible, entre documentaire et fiction ?
Carole Desbarats (décembre 2012).