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La voix de Guitry
Guitry est un des cinéastes les plus sous-estimés du cinéma français, même si les cinéastes de la Nouvelle Vague, Truffaut en tête, ont œuvré à le faire apprécier et que leur travail a porté ses fruits. Cela étant, on est loin aujourd'hui de reconnaître la force qui est la sienne : “cinéma bavard et futile”, “théâtre filmé”, tels sont les plus grands reproches qui lui sont adressés.
La grande qualité du film que Serge Le Péron consacre à cet auteur est là : il affronte la critique, et, au-delà de l'admiration que l'on sent au moindre de ses plans, donne par des extraits bien choisis la possibilité de se faire soi-même une idée.
Dans la grande tradition du documentaire de cinéma qui joue la carte mimétique pour évoquer un auteur, Le Péron met ses pas dans ceux de Guitry et nous dote d'un mentor dont la voix de commentaire guide le visionnement. Pour cela, il choisit un acteur qui, si ce n'est ressemble, en tous cas évoque Guitry jeune : Guillaume Gallienne. Le premier champ-contre champ entre le Maître et notre guide se fait sur un regard que le montage permet d'échanger entre deux hommes que cinquante ans séparent : même rondeur de visage, même distinction, et une diction modelée par la Comédie-Française, dont Gallienne est sociétaire, qui ne rompt pas le charme.
Car il s'agit bien de cela : si l'on n'est pas repoussé par Guitry, on cède à l'enchantement de sa séduction et, sur ce point, zélateurs et contempteurs sont aussi passionnés.
Le paradoxe mérite que l'on s'y arrête : il tient probablement au ressort même de la fascination qu'exerce Guitry, et dont témoigne Bruno Podalydès dans le film de Le Péron. C'est presque avec gêne, tant le plaisir est intime, que le jeune cinéaste évoque l'envoûtement provoqué par la voix de Guitry, sa mélopée et son rythme. Il avoue ce que tout admirateur de Guitry connaît, ce délice à reprendre à son compte cette diction, ce tempo, une fois la projection terminée. Car le charme exercé par les films de Guitry est avant tout fondé sur une indéfectible foi dans la puissance séductrice du verbe. La voix chaude et vibrante du Maître joue un rôle important pour mettre en valeur la virtuosité verbale qui provoque la jubilation du spectateur, quand elle ne l'irrite pas. On tentera ici une hypothèse : si la pyrotechnie verbale de Guitry repousse, c'est peut-être parce qu'elle apparaît à certains comme profondément indécente. Guitry joue avec la langue française comme nous le faisons dans l'intimité et cette délectation visible montre bien qu'il s'agit d'une jouissance apparentée aux plaisirs du sexe.
Pour amadouer le spectateur, Le Péron met en place, dès le début du film, une séquence sur ces génériques parlés qu'affectionnait tant le cinéaste. Ce faisant, il prépare l'idée que ces jeux de langage ne relèvent pas du théâtre filmé mais bien du cinéma.
Dans ses génériques, Guitry aimait à convoquer un par un ses collaborateurs de création, avec le plaisir d'un maître de maison qui accueille ses invités. Pour le spectateur, il ménage un autre plaisir, celui de la toute puissance du verbe : l'énoncé du nom fait apparaître la personne, le comédien, le chef opérateur, le producteur etc. En outre, Guitry ne résiste jamais au plaisir d'un (mauvais) jeu de mots : pour inviter son collaborateur Gire à se présenter devant nous, il le fait arriver en hélicoptère, que l'on appelait aussi à l'époque un autogyre. Le jeu de mot qui entraîne l'image est fastidieux à rapporter par écrit, preuve qu'il est bien fondé sur la puissance du visuel : “Je lui avais dit, venez en auto, Gire !” Le fait de voir débarquer Gire d'un hélicoptère provoque un plaisir enfantin chez le spectateur : il l'a fait ! Il a osé demander la location d'un hélico à sa production juste pour ce plan, pour rendre cinématographique un jeu verbal ! Merci Guitry de nous rendre notre âme d'enfant, de nous faire croire à la toute-puissance de la pensée magique, fût-ce au prix d'un bavardage futile.
Du coup, la suite du film de Le Péron joue plus facilement sur la question du théâtre filmé, d'abord en faisant lire des textes où Guitry clame la supériorité du théâtre et en montrant par des extraits à quel point l'œuvre dément ces propos théoriques, puis en donnant à constater la puissance cinématographique du réalisateur. À cet égard, on saluera le passage sur Ceux de chez nous, documentaire prémonitoire où Guitry, en 1915, utilise la force du cinéma pour recueillir et conserver des images des grands artistes de son époque (Renoir, Anatole France, Camille Saint Saëns…). On regrettera juste que le commentaire n'ait pas salué l'élégance cinématographique de Guitry : lorsqu'il filme Sarah Bernhardt qui venait d'être amputée de la jambe, Guitry cadre juste au-dessus, pour laisser à cette séductrice toute sa présence de comédienne. Seul un cinéaste lucide sur son art pouvait à ce point être conscient de ses possibilités.
Alors, bien sûr, il y a les accusations de misogynie et celles portées contre Guitry qui a continué de travailler pendant l'Occupation allemande. Le Péron ne les élude pas ; il fait aussi état du non-lieu qui a lavé Guitry de cette dernière inculpation en 1947. Il donne également à voir des plans où la caméra aime les actrices filmées et sur lesquels la voix de Guitry débite les phrases condescendantes du machisme banal… Bref, Le Péron fait face à la complexité du personnage.
Du coup, cela lui permet aussi de nous proposer de découvrir comment Guitry, en assujettissant sa mise en scène à la parole, mettait “le plaisir au premier”, comme le dit le jeune Truffaut filmé dans un entretien téléphonique. Et cette séduction-là, on peut la refuser… ou pas.
Carole Desbarats, août 2008.