Psaume
Comment est née l’idée du film Claude Régy, la brûlure du monde ?
Alexandre Barry : C’est moi qui ai proposé à Claude de faire un portrait de lui qui soit différent du premier film que j’avais fait pour Arte en 2003, Claude Régy, par les abîmes. C’était un film d’entretiens de 26 minutes, sans illustration, ni extrait de spectacles, ni photo. J’ai le souvenir que Claude était très content du film qui avait une vraie force brute. J’ai tourné La brûlure du monde deux ans après cette première expérience que j’ai eu envie de prolonger. Je lui ai présenté le projet comme une tentative, parce que je savais qu’il était réticent au fait de filmer des images de son travail. Ce qui m’intéressait, c’était le rapport de Claude avec les psaumes qui composent Comme un chant de David, le fait qu’il les monte à ce moment-là de sa vie, avec cette actrice-là, Valérie Dréville, qui lui permet des expériences peu communes… Le matériau était très puissant, aussi bien pour lui que pour elle. Il y avait donc les chants de David, traduits par Henri Meschonnic, Claude, avec son histoire par rapport à ces chants, et Valérie, au travail dans sa propre histoire et dans la continuation de la recherche qu’elle a entreprise avec Claude depuis plusieurs années. Je crois qu’il a senti aussi la force particulière du travail qui était en train de se faire et il m’a dit : essayons… Cherche comment il serait possible de transcrire, par la matière filmique, la matière vivante du théâtre sans la trahir. Ce qui est un peu la quadrature du cercle, en fait, surtout pour ce genre de travail, où l’essentiel se joue dans l’espace de la représentation. Comment, sous la surface du film, rendre sensibles ces courants souterrains, ce rapport vivant à quelqu’un qui est en face de soi et l’incertitude sur la nature de la réalité ? Ce sont des questions difficiles mais essentielles, me semble-t-il, si on veut ne pas trahir, ne rien affaiblir.
L’origine du film est donc le spectacle Comme un chant de David. Est-ce la traduction nouvelle des psaumes par Henri Meschonnic qui vous a incité à travailler sur la matière biblique ?
Claude Régy : Oui, ce n’était pas la première fois que je travaillais avec Meschonnic. On s’était rencontré au moment de Paroles du sage – le travail que j’ai fait à partir de sa traduction de L’Ecclésiaste. De lui, j’avais lu Jona et le signifiant errant. Meschonnic ne considère pas la Bible comme un texte religieux. Il parle de “débondieuser” la Bible et il dit aussi qu’il ne faut pas confondre le divin et le religieux. Il faut au contraire bien faire la séparation entre les deux et se débarrasser du pouvoir des religieux : la vie de l’esprit, la spiritualité n’appartiennent à aucune religion ; elles ne sont pas du tout l’exclusivité de l’armée des prêtres. Tout le monde a le droit d’en parler. Pour Meschonnic, les chants de David sont un poème de la pensée. On y sent l’énergie de la pensée. Il a traduit le texte selon sa théorie : il a hébraïsé le français plutôt que franciser l’hébreu. Il revendique un respect essentiel des accents conjonctifs et disjonctifs et considère que toute traduction de l’hébreu qui ne tient pas compte des accents est une trahison. Lui, il les marque par des blancs, que nous avons évidemment respectés. Certains spectateurs étaient déroutés, surtout ceux qui vénèrent les psaumes comme un élément de la cérémonie religieuse, car cette traduction élimine le vocabulaire habituel du religieux. Tant mieux si le spectacle avait un air païen.
Comment s’est fait le choix des psaumes qui composent le spectacle ?
C. R. : Il y a cent psaumes en tout. Pour le spectacle, j’en ai choisi douze. Les psaumes m’ont intéressé fondamentalement pour prouver que la querelle des anciens et des modernes est tout à fait ridicule. Je cite dans un de mes livres cette phrase d’Adorno : “Le nouveau, c’est en même temps l’ancien. Dans le nouveau l’ancien se reconnaît et devient facilement intelligible.” C’est donc, au lieu d’opposer l’ancien et le moderne, comprendre que l’ancien éclaire et renouvelle le nouveau, lui donne une lumière différente. Et c’est un enrichissement réciproque. Je suis repéré comme quelqu’un qui ne monte que des textes contemporains donc il fallait absolument que je plonge dans ces textes, anciens de plus de trois mille ans, pour montrer leur modernité. C’est un mot que Meschonnic déteste mais c’est bien grâce à lui que la Bible est devenue un texte neuf… J’ai donc choisi des chants qui avaient à faire avec notre époque. C’était la guerre d’Irak. Bagdad c’est Babylone, Babylone c’est là où les hébreux ont été déportés… D’ailleurs ça m’a permis de m’apercevoir que David est le fondateur de l’Etat d’Israël ; il est le premier à avoir réuni les tribus d’Israël alors qu’il y avait deux blocs et c’est lui qui a déplacé la capitale à Jérusalem. Il a fondé Jérusalem. Il est le fondement mais, après son fils Salomon, ça s’arrête : l’unification d’Israël avec Jérusalem pour capitale n’a duré que 72 ans. C’est très court. Ce temps de la force d’Israël et de sa réunification a été détruit très vite. Donc on est là au cœur des guerres de Palestine et d’Israël et au cœur de la guerre d’Irak avec l’intervention américaine. Le fanatisme des psaumes est aussi ce qui m’a frappé. David dit vouloir étendre la foi en son dieu “jusqu’aux fins de la terre”. C’est un intégrisme absolu.
Les psaumes sont adressés à “Adonaï ”. Que désigne ce mot ?
C. R. : Meschonnic a tenu à garder ce mot parce que, de toute façon, c’est un nom innommable. Interdit. Il a fait ce choix pour éviter la traduction “mon Seigneur” ou “Seigneur”, qui est chrétienne. “Adonaï”, je crois que ce n’est qu’une sonorité. C’est quelque chose qui évoque cette personne sans nom, pour laquelle l’idée même de nom est bannie. Il faut rendre hommage au travail de Valérie Dréville parce qu’elle a trouvé comment dire ce nom qui esquive l’appellation.
Comment avez-vous choisi les psaumes qui composent le film ?
A. B. : Le choix est venu du long temps qu’on avait passé en répétition. J’en ai filmé six ou sept et, parmi ces sept, j’en ai choisi quatre. J’ai retenu les moments les plus forts, qui évoquaient quelque chose de Claude. Je ne pourrais pas dire que j’ai eu une réflexion sur la construction, non… c’était de l’ordre de l’intuition. J’ai gardé malgré tout l’ordre dans lequel ils apparaissent dans le spectacle et qu’avait construit Claude. J’avais un souci d’équilibre entre les séquences consacrées aux entretiens avec lui – j’ai filmé une quinzaine d’heures d’interview – et les psaumes, qui ne devaient pas simplement être des illustrations de ses réflexions. J’ai voulu créer au montage des correspondances, des ricochets de sens… une matière un peu hétéroclite mais qui, au bout du compte, trouve sa cohérence. Ensuite, il y a une grande part de subjectivité. J’ai tenu à garder le long psaume qui dure près de quinze minutes ce qui, pour un objet télévisuel habituel, est impensable. Je trouvais intéressant que ce moment devienne comme le cœur du film.
C. R. : Le choix des psaumes – Meschonnic le disait lui-même – c’est aussi une écriture.
Si Comme un chant n’avait pas été un solo, est-ce que vous auriez envisagé de faire un film et, qui plus est, un portrait intime de Claude Régy ?
A. B. : Le fait que Valérie soit seule dans cet espace particulier, qu’il y ait beaucoup d’air, que ça respire, qu’il y ait ce travail de lumière et la force rare de sa présence présentaient un réel intérêt pour le filmage. Parce que je peux avoir dans l’image elle et l’espace alors que, s’il y a plusieurs acteurs sur un plateau, soit on est en plan éloigné pour tous les avoir dans le cadre, soit il faut faire un découpage. C’est un autre travail. Là, avec un acteur seul, je savais que quelque chose pouvait être tenté – de très frontal et de très rapproché… en tout cas, d’un radicalisme qui puisse se rapprocher de celui du travail de Claude.
C. R. : Le solo crée une concentration naturelle du spectacle.
A. B. : D’où, ensuite, le choix d’essayer d’inclure le visage de Valérie en pleine image, à travers ce visage de faire sentir sa relation à l’espace et, avec des mouvements qu’on a créés, de faire aussi sentir l’espace qui entoure cette présence. Mais c’est parce qu’elle était seule et qu’il y avait une concentration qui rendait le travail possible. De plus, l’idée d’associer le travail de l’actrice à ce portrait intime était intéressante : je sais ce que représente Valérie dans le travail de Claude et inversement. La rencontre entre eux constitue une espèce d’accord idéal dans la recherche. Certaines bases ne sont plus à définir. Ce sont deux artistes, ou plutôt – puisque Claude dit, dans le film, qu’il a horreur de ce mot – deux chercheurs, qui explorent ensemble. On n’est pas à la recherche d’un résultat mais on est avant tout en recherche, à l’écoute d’une écriture.
C. R. : Je voudrais intervenir sur cette histoire de “portrait intime”. Pour moi, ce n’est pas du tout un portrait intime mais on ne peut pas parler si on ne parle pas de soi. Handke disait que la seule façon de ne pas mentir c’est de parler de soi. Faire des théories abstraites sur l’art dramatique ou sur l’art de la mise en scène ou sur l’art du jeu de l’acteur, cela ne m’intéresse pas du tout. Si on veut dire des choses générales, il faut partir de quelque chose de particulier.
Vous qui êtes si réticent à toute perspective narcissique, pourquoi avez-vous accepté qu’Alexandre introduise des photos de vous enfant à la fin du film ?
C. R. : Parce que j’ai une grande force d’indifférence. Ç’aurait été très bien de ne pas le faire, c’est peut-être très bien de le faire… c’est égal. Ça ne se serait pas fait, je n’aurais pas demandé à ce que ça se fasse. Il se trouve qu’Alexandre l’a fait. De toute façon, c’est toute une histoire quand on a quatre-vingts ans de se voir à vingt ans… ou à trois mois, ou à quinze ans, en maillot de bain. C’est toute une histoire. On ne peut pas être indifférent.
Qu’est-ce que vous voyez dans cet adolescent ?
C. R. : Je vois qu’on est différent. Je vois comment ça se passe de grandir d’abord puis de vieillir. Mais c’est tout. C’est objectif. Il ne s’agit pas de coller des sentiments là-dessus.
A. B. : J’ai intégré au film des photos de Claude enfant d’abord parce que je les aimais beaucoup, ensuite parce que je trouvais cela un peu incongru. J’avais choisi une forme de film sans chronologie, sans commentaire explicatif, où tout passe par sa parole, par la présence de son visage, par celui de Valérie, le tout englobé dans les psaumes… il y avait là une cohérence qui m’intéressait. Puisque le film brasse des réflexions assez poussées, vu son grand âge, j’ai eu envie de dire : “Voilà comment il parle, voilà ce qu’il est”, à travers ce qu’il dit, et j’ai eu comme un désir de brûler tout ça aussi, d’un seul coup de basculer dans l’inverse absolu : l’illustration pure d’un être – et donc de montrer des photos d’enfance. Avec ce que ça peut créer de lire ce qu’il y a d’enfance dans son visage d’homme adulte. Peut-être est-ce un moyen pour dire que l’essentiel n’est pas seulement dans la virtuosité avec laquelle il s’exprime ? Il peut aussi être dans une photo muette, dans un silence, dans un souvenir. Donc j’ai subtilisé ces photos et je les ai incluses dans le film. Il les a découvertes une fois que le film était fait mais pas finalisé. Et il se trouve – je le dis parce qu’il ne le dira pas – qu’il a été très ému de les voir. Peut-être parce qu’il ne s’y attendait pas. Mais, au-delà de la surprise, il avait une vraie émotion de se revoir à ce moment-là, au milieu de ses frères. Peut-être qu’inconsciemment je voulais le ramener à ce passé parce que j’ai toujours cru que le rapport que Claude avait avec les textes bibliques trouvait son origine dans l’enfance ?
C. R. : C’est parce que je suis né dans le protestantisme où on envoie les enfants à ce qu’on appelle l’Ecole du dimanche. Et là, on lit la Bible et les pasteurs ne parlent qu’à partir d’interprétations des textes bibliques. Ce qui est très douteux, c’est justement la façon dont ils les interprètent.
Vous qui vous méfiez des captations, êtes-vous intervenu pendant le tournage ?
C. R. : J’étais présent pendant le tournage mais j’ai pris le parti de ne pas intervenir. Si on ne laisse pas la liberté à celui qui travaille, on gâche quelque chose. Je ne connais pas du tout la technique de la caméra. Je ne suis jamais intervenu. Sauf une fois, je pense. Le chant le plus long : tu voulais, avec la caméra, tourner autour de Valérie et je t’ai dit qu’il me semblait que c’était mieux de faire un plan fixe, de face. Et, après, ça m’a fait réfléchir, parce que tout ce psaume, en plan fixe et assez rapproché, passait beaucoup mieux en gros plan filmé qu’il ne passait dans le spectacle. D’ailleurs ce serait peut-être une idée de filmer tous les psaumes en gros plan. Ça s’entendrait autrement… il y aurait une autre présence. Il n’y a rien de mieux que le gros plan de face.
Solos et gros plans vont bien ensemble ?
A. B. : Si cette tentative, faite de très gros plans, marche plutôt bien, cela tient beaucoup à Valérie Dréville aussi, qui est littéralement traversée par cette parole…
C. R. : D’ailleurs, je pense qu’une des raisons qui font que je suis très heureux que ce film ait eu lieu, c’est qu’il permet de voir le travail de Valérie sur ces textes-là, traduits de cette façon-là, d’en garder une trace. Je suis impressionné. Même après l’avoir dirigée je ne sais pas vraiment comment elle fait pour faire ce qu’elle fait. En même temps, il y a une obéissance et l’intervention d’une personne qui est vraiment libre et qui est libre de s’exprimer elle-même. Dans le spectacle, quand elle passait à proximité des gradins de spectateurs placés le long de l’espace quadrilatéral, il y avait aussi une proximité très grande dont le gros plan rend compte, une proximité qui permet de voir son travail. On voit alors que jouer n’est pas tricher. On voit que s’il y avait la moindre intervention de la tricherie même une seconde, ça ne tiendrait pas. Donc c’est une leçon sur le travail de l’acteur.
Outre les gros plans, vous avez aussi opté pour certains mouvements récurrents de caméra…
A. B. : Le pari était, à partir du dessin de la mise en scène, d’en capter la vibration et de recréer le sentiment qu’on a quand on est dans la représentation. Dans un espace de théâtre – et c’est là la grande différence avec le cinéma – la sensation de l’espace se mêle à la sensation de la présence de l’acteur. A l’image, soit on a la sensation de la présence de l’acteur parce qu’on s’en approche – et dans ce cas-là on perd l’espace – soit on a l’espace nu, sans l’acteur, soit l’espace avec l’acteur “ratiboisé” pour ainsi dire. Donc, comment recréer la sensation de l’espace et de l’acteur, propre au théâtre ? J’ai pensé à des mouvements très simples, élémentaires dans le langage cinématographique, qui étaient des travellings avant assez lents permettant déjà d’englober une partie de l’espace et de s’approcher progressivement pour arriver à la sensation du visage de Valérie qui baigne dans cet espace. Pendant le long psaume, selon la mise en scène, l’actrice était au centre de l’espace et elle tournait sur elle-même : comment capter ce mouvement circulaire, de va et vient entre la ligne d’horizon et la verticalité ? Ça s’est fait pratiquement en improvisant avec Valérie, dans une grande mobilité. Je n’avais rien fixé. Le psaume dure quinze minutes et demande à l’actrice une vraie puissance dans le travail, je ne pouvais pas non plus faire dix prises. Je crois d’ailleurs qu’on a juste fait deux ou trois prises de chaque psaume. Mon idée était d’en faire le moins possible, de les penser avant, de les répéter plus ou moins dans le mouvement pour que ce soit fluide. On n’avait pas non plus des conditions de tournage qui nous permettaient de faire autrement : une seule caméra, un travelling qui n’était pas idéal. A un moment, on entend le bruit des roues du travelling sur le plancher qui craque… j’ai laissé ces bruits volontairement pour qu’on perçoive la dimension artisanale du tournage qui est en train de se faire. C’était aussi ça le film. Mais ce qu’il faut quand même spécifier c’est que pour filmer ces extraits, je bénéficiais déjà d’un travail vraiment élaboré en lumière (par Joël Hourbeigt) et en son (par Philippe Cachia), qui sont des éléments fondamentaux du spectacle. Pendant que je filmais, je travaillais aussi avec Rémy Godefroy et Alexandre Magnin, les techniciens du spectacle, qui se sont mis à la disposition du film. J’ai utilisé, parfois déplacé, le son du spectacle qui est devenu le son du film. Seule la musique qui accompagne les photos a été ajoutée.
Aussi complexe que ce soit de trouver les façons de filmer ces expériences de plateau, les propositions scéniques de Claude ne recèlent-elles pas des potentialités cinématographiques ?
A. B. : Claude, dans son travail de théâtre, utilise beaucoup le vocabulaire du cinéma : il parle souvent de ralentis, de gros plans, de mouvements latéraux, de fondus au noir, de plans séquences… Mais, surtout, je pense que son travail a un immense potentiel cinématographique dans la mesure où il permet une expérience de cinéma. Si un travail, aussi puissant soit-il, ne permet pas une expérience, pour moi, c’est là que cela devient difficile : il vaut mieux ne pas y toucher. Parce que ça veut dire que sans possibilité de tentatives un peu folles, on est dans la position de capter et capter, malheureusement, c’est détruire, c’est affaiblir. On voit ce que sont les captations. Tout le monde est d’accord là-dessus : ce n’est même pas que c’est mauvais, c’est que ce n’est rien.
C. R. : Dans le travail que je fais, je pense que la lenteur, l’espace vide et le silence favorisent le tournage. L’espace vide exalte la présence des acteurs surtout s’ils sont seuls. Le silence au cinéma est très important. L’image sans texte, à l’écran, peut durer. Et ça je l’utilise quand même beaucoup par rapport aux mises en scène où on parle tout le temps qui, si on les filme, deviennent du théâtre filmé. Tandis que là on peut avoir l’impression qu’on filme une personne et qu’on filme un écrivain dans l’acte d’écrire par exemple. Une chose invisible. C’est cela qui est intéressant. Je pense donc qu’il est plus facile d’introduire une caméra dans ce travail que dans une mise en scène où tout s’agite et parle en continu…
A. B. : … et où il faudrait recourir à un découpage. Chez toi, il n’y a pas de découpage à faire. Tes spectacles sont des plans séquences. Là, les psaumes sont des plans séquences. D’ailleurs j’ai filmé dernièrement, selon le même principe, Ode maritime de Pessoa avec Jean-Quentin Châtelain : le film est un plan séquence de deux heures. Recourir au découpage, c’est artificialiser quelque chose. Tout filmage du travail de Claude ne peut être qu’une tentative. On ne peut pas aborder l’idée d’un travail comme ça sans passer par l’impossible. Il vaut mieux se préparer à la difficulté et à la recherche. Et c’est ce qui m’intéresse. Obligatoirement ça emmène dans un espace où se pose sans cesse la question : comment faire ? Et qui, finalement, nous plonge dans le même état que celui de Claude quand il commence un travail et quand il répète.
C. R. : La vraie question est souvent : comment ne pas faire ?
A. B. : Oui, comment ne pas faire… Mais à un moment donné tu es obligé de faire quelque chose.
C. R. : C’est toujours la question primordiale : comment ne pas faire en faisant ?
A. B. : C’est pour cela que, d’après moi, si on veut être au plus haut degré de fidélité par rapport à ce travail, il faut pouvoir le violer, ne pas avoir peur de le détourner pour le faire apparaître dans sa nature originelle. En le prenant de front, on est perdant : c’est comme un négatif sur lequel rien n’apparaîtrait. On ne peut que le recréer, le transposer pour en saisir l’essentiel. On ne peut pas le capter. Ce serait la plus grande des vanités. J’en suis convaincu.
De façon générale, voyez-vous quelque intérêt à vous prêter au jeu des interviews et, plus particulièrement, à répondre aux questions d’Alexandre, qui est votre assistant depuis près de quinze ans ?
C. R. : C’est un exercice comme un autre alors autant essayer de le faire sincèrement en tout cas. Mais je pense toujours à cette phrase de Blanchot : “La réponse est l’ennemie de la question.” Donc c’est très dur d’être obligé de répondre. C’est mieux de faire l’effort de laisser les questions ouvertes.
A. B. : Je crois que c’était le cas, si je m’en souviens bien. J’avais travaillé dans ce sens-là…
C. R. : Mais tu ne gardais que les réponses…
A. B. : Par élégance, quand même. La question n’est qu’une rampe de lancement, une façon de t’emmener dans un territoire où tu as un espace de parole absolu. C’est ça la question.
C. R. : Ce que veut dire Blanchot, il me semble, dans cette phrase, c’est que la réponse est à champ limité alors que la question est infinie.
A. B. : C’est pour cela que tu réponds aussi par des questions, des interrogations, des mises en doute. Il y a un vrai cheminement de la pensée. Pour moi, la façon dont les choses sont dites est au moins aussi importante que ce qui est dit. Quand je filme quelqu’un c’est pour faire sentir l’intérêt de ce qui est dit et le mouvement dans lequel c’est dit. Je suis sûr que ça joue pour n’importe quel spectateur même si on n’en a pas conscience. Si j’ai laissé tourner la caméra après la fin des entretiens, par exemple, c’est parce que Claude a une pensée qui se construit par paliers et qu’au bout d’un instant de silence il va continuer sa pensée et en poursuivre le mouvement. Cette façon de travailler m’intéresse, parce que ça crée une présence silencieuse à l’image, un plan muet où on sent de la pensée en mouvement. Ce qui apparaît alors, c’est le rapport d’un être avec lui-même. Et c’est là que ça bouleverse.
C. R. : Je voudrais finir par quelques citations que j’ai toujours avec moi et qui parlent de l’écriture. Meschonnic dit : “Un texte, qu’on l’écrive ou le lise, déborde ce qu’on sait qu’on dit, déborde ce qu’on sait qu’on entend.” D’où son autre formulation : “On entend aussi ce qu’on ne sait pas qu’on entend.” Ça, c’est essentiel pour moi. Parce qu’on voit aussi ce qu’on ne sait pas qu’on voit. Qu’on voit un film, qu’on voit un spectacle ou qu’on lise un texte… Ce qui est important pour moi maintenant – j’ai acquis cette conviction – c’est de travailler sur l’au-delà du texte. C’est relayé par Lévinas qui écrit : “Un texte contient plus qu’il ne contient.” Et il dit, de façon plus imagée : “Le sens immobilisé dans les caractères déchire déjà la texture qui le tient.” Donc la vie du texte fait exploser la forme, la formulation même ; l’essentiel pour un texte n’est pas dans ce qu’il dit mais dans ce qu’il fait entendre, au-delà de lui-même. C’est complété d’ailleurs par une phrase de Merleau-Ponty : “Ce que le peintre n’a pas figuré appartient aussi au tableau.” Ce sont là de petites idées qui crèvent les conventions, qui crèvent les murs et qui font qu’on n’est pas dans la stupidité de croire qu’on sait ce qu’on fait. C’est au-delà. Tout se passe au-delà. C’est même le secret de l’écriture que de faire entendre autre chose que ce qu’elle a l’air de dire et ça, pour le jeu des acteurs, c’est primordial. Et je pense qu’il y très peu de gens qui en ont conscience. Ça ne s’apprend pas dans les écoles… pas dans les écoles de théâtre en tous cas. Et ça ne se voit pas beaucoup sur les plateaux.
Propos recueillis par Sabine Quiriconi, février 2011.
1 Ed. CNT-CNC, 2011, 36 p. Cinq autres livrets, coéditions CNT-CNC avec le concours du ministère de la Culture et de la Communication, ont été publiés à propos de films disponibles au catalogue Images de la culture :
. Au soleil même la nuit d’Eric Darmon et Catherine Vilpoux (1997, 162’). Ed. 2004, 20 p.
. Roméo et Juliette de Hans Peter Cloos (1997, 130’). Ed. 2005, 24 p.
. Elvire Jouvet 40 de Benoît Jacquot (1986, 42’). Ed. 2006, 64 p.
. Voyages en pays lointains – Joël Jouanneau met en scène Jean-Luc Lagarce d’Isabelle Marina (2002, 52’) et Journal de Jean-Luc Lagarce (1992, 51’). Ed. 2007, 44 p.
. Chéreau/Koltès – Une Autre Solitude de Stéphane Metge (1996, 76’). Ed. 2009, 40 p.