Après le film Indigènes de Rachid Bouchareb
Cannes, dimanche 28 mai 2006, le Prix d’interprétation masculine est décerné aux cinq acteurs principaux du film Indigènes de Rachid Bouchareb. Sur la scène du Palais des Festivals, Jamel Debbouze, Sami Bouajila, Roschdy Zem, Bernard Blancan (Samy Naceri étant absent) entonnent alors en chœur le Chant des Africains, hymne de tous les combattants de la Libération dont l’Histoire a oublié le nom, hymne du film-hommage que Rachid Bouchareb et ses acteurs viennent de tourner pour réhabiliter la mémoire des soldats inconnus de la France coloniale.
Mais plus que ce Prix collectif d’interprétation masculine, Indigènes va se révéler une grande réussite sur le plan politique. A l’origine d’une véritable prise de conscience historique collective, le film a permis de rouvrir le dossier délicat des pensions des anciens combattants résidant sur les territoires anciennement colonisés et de procéder à leur revalorisation.
Dans le sillage d’Indigènes donc, plusieurs documentaires se sont penchés sur le cas de ces hommes qu’une loi de 1959 a ravalé au niveau d’anciens combattants de second rang, alors que le front ne leur avait jamais épargné de se battre en première ligne.
La Retraite des Indigènes, de Frédéric Chignac, choisit ainsi de planter son décor au Sénégal au moment précis où l’administration française verse pour la première fois à ses anciens tirailleurs une pension d’un montant égal à celui des anciens combattants français. Issus d’une génération endoctrinée par le régime colonial, ces hommes âgés reviennent sur ce sentiment d’avoir été “esclaves de la France” – ce qui a expliqué leur départ à la guerre – et sur l’ingratitude de la Métropole depuis à leur égard. Pour eux, la décristallisation des pensions, décidée en décembre 2006 et mise en application le 1er juillet 2007, n’est qu’un geste dérisoire qui ne saurait offrir un niveau de vie plus décent, ni réparer l’injustice, mais apporte tout au plus la satisfaction de voir une erreur historique corrigée. Frédéric Chignac ne se contente pas de donner la parole à une population relativement absente du débat médiatique engendré par la “prise de conscience Indigènes”, mais il apporte des précisions importantes. En effet, les portraits croisés de ces hommes mettent à jour trois statuts d’anciens combattants (les enrôlés de la Libération, les invalides de guerre et les militaires de carrière), donnant lieu à trois montants de pensions différents n’ayant pas été décristallisés de la même façon en 2007, ainsi qu’un autre cas, celui de militaires de carrière ayant obtenu la réévaluation de leur pension dès 2001 (avec effet rétroactif), mais après une vingtaine d’années de procédure pour discrimination contre l’Etat français.
Quel que soit leur cas, tous sont convaincus que la réhabilitation de leur rôle est plus importante que la revalorisation de leur retraite. Tout est pour eux d’ordre symbolique, et ils ne s’attardent pas sur ces 260 euros par semestre (1370 euros par trimestre pour les invalides de guerre) finalement perçus (trois fois plus que le montant versé jusqu’alors), tant il leur paraissait inconcevable de recevoir le même traitement que les anciens combattants français.
L’enjeu de la décristallisation des pensions n’est donc pas tant une question financière qu’une question d’honneur. C’est dans doute pour cette raison que Dario Arce et Rafael Gutierrez choisissent quant à eux, dans Le Tata sénégalais de Chasselay, de concentrer leur propos autour du cas exemplaire des tirailleurs sénégalais massacrés à Chasselay lors de l’invasion allemande de 1940. Tourné en France et au Sénégal, le film insiste sur une dimension plus historique que sociologique, retraçant l’horreur du sort réservé par les militaires du Reich à des combattants noirs. Les témoignages se succèdent devant la caméra, ceux des officiers blancs épargnés (notamment un document amateur inédit daté de 1989, recueillant les propos du lieutenant de réserve Raphael Pangaud), mais aussi d’habitants de Chasselay, évoquant avec émotion le souvenir de cette première rencontre avec des hommes de couleur qui a marqué leur enfance, ou encore celui de l’historien sénégalais Cheikh Faty Faye apportant un recadrage culturel essentiel pour comprendre le rôle joué par les tirailleurs dans l’histoire de la colonisation et de la décolonisation. Le Tata de Chasselay, nécropole sénégalaise construite en pleine campagne lyonnaise dès 1942 – érigée sur fonds privés par le Secrétaire général aux Anciens combattants du Rhône, Jean Marchiani, et inaugurée officiellement par le président Vincent Auriol sept ans plus tard, – rend hommage aux Indigènes morts lors de la Drôle de guerre. Lieu de culte, ce monument joue ainsi les “lieux de mémoire”, selon la conception de l’historien Pierre Nora, puisqu’il cristallise les enjeux de la représentation d’un passé commun.
Le thème du devoir de mémoire est justement au centre du spectacle musical A nos morts, hommage aux tirailleurs par le hip hop, auquel est consacré le documentaire Histoires vives de Jean-Marie Fawer et Fitoussi Belhiba. Le chant et la danse sont ici posés en vecteurs de réappropriation d’une histoire partagée et méconnue. Sur des images empruntées aux archives militaires de l’ECPAD, projetées sur grand écran en fond de scène, les artistes de la troupe de Yan Gilg conjuguent leurs racines pour parvenir à une catharsis capable tout à la fois d’exorciser et de sublimer les blessures mal cicatrisées de l’époque coloniale. “Je veux en finir avec cette repentance qui est une haine de soi. Je veux en finir avec la guerre de mémoire. Je veux me battre pour une histoire vraie”, chante Yan Gilg.
Comme Jamel, Rachid, Roschdy, Samy… petits-fils de tirailleurs de Morad Aït-Habbouche et Hervé Corbière, sorte de making of du film Indigènes, de nombreux documentaires ont emboîté le pas de Rachid Bouchareb et ses acteurs, pour renouer avec l’Histoire et rétablir les représentations collectives de quelques pages manquantes. Si le dossier des pensions des anciens combattants indigènes de l’armée française et de leur revalorisation a attiré l’attention des médias, il a également servi de tremplin pour engager un discours plus vaste sur les liens historiques et humains qui continuent d’unir la France à ses anciennes colonies, liens que certains témoins de La Retraite des Indigènes conçoivent comme l’abandon par une mère indigne, d’autres comme un lointain cousinage. D’autres encore les vivent sur le mode d’un couple mixte, tels Youb et Marie Lalleg, mariés depuis la libération du village alsacien de Marie par l’unité indigène de Youb, et dont l’histoire, comme le précise le commentaire de Morad Aït-Habbouche et Hervé Corbière, a inspiré le film de Rachid Bouchareb.
Delphine Robic-Diaz, décembre 2010.