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Critique visuelle des mythologies modernes

Critique visuelle des mythologies modernes
Inscrit à la fois dans le domaine des luttes sociales et de la recherche formelle, Narmada de Manon Ott et Grégory Cohen est une fresque contemplative sur une région de l’Inde dévastée par l’industrialisation à tout prix. Entretien avec les deux réalisateurs.

“Deux principes, étroitement liés, sont à la base de l’esthétique. L’un – recréation analogique de l’univers – est surtout manifeste dans les arts plastiques. L’autre – établissement d’un contact émotionnel entre l’individu et les lois universelles – apparaît davantage dans la musique, la danse, la poésie. Le premier s’exprime en particulier par la notion de pramâna (proportion juste, exactitude analogique, idée-modèle) dans l’architecture, la sculpture, la peinture. Le second se montre en poésie par la notion du rasa, “saveur”, appréhension directe d’un état de l’être.”

Ainsi, en 1940, René Daumal tentait-il de résumer les principes fondamentaux de l’esthétique indienne (Pour approcher l’art poétique hindou, in Les Cahiers du Sud, juin-juillet 1941). Pramâna et rasa : sans bien sûr qu’il soit question un instant d’imiter une poétique indoue traditionnelle, la précision documentaire, la rigueur critique et le déploiement sensible des phénomènes s’allient avec profondeur dans Narmada de Manon Ott et Grégory Cohen. Douceur du silence et des sons, subtilités de la musique qui semble relever avant tout du souffle, chromatisme délicat, panoramiques et plans sériels contemplatifs, ce film offre à la fois un réquisitoire contre l’industrialisation forcenée et une célébration de la vie le long d’un fleuve. Loin du Fleuve de Jean Renoir (1951), Narmada forme un diptyque historique, de part et d’autre des idéologies du progrès industriel, avec l’épisode Hirakud, la diga sul fiume Mahadi de Roberto Rossellini (pour sa série L'India vista da Rossellini, 1959), qui décrivait l’émergence de l’Inde moderne avec la construction d’un barrage dans l’Odisha. Surtout, au regard du cinéma contemporain, Narmada s’inscrit spontanément dans la tradition des poèmes descriptifs parfois – et de plus en plus souvent – polémiques, dont les films de Peter Hutton constituent les fers de lance (en particulier Images of Asian Music, 1973-1974 et At Sea, 2007). Grégory Cohen et Manon Ott en décrivent la genèse, les principes et l’horizon. N.B.

 

 

 

Pouvez-vous nous rappeler votre formation respective ?

Nous venons tous deux d’un double parcours en recherche et en réalisation de films. Manon s’est formée en sociologie avec une spécialisation dans l’étude des mouvements sociaux et Grégory en science politique. Plaçant au cœur de notre travail la question de l’émancipation, nos recherches nous ont d’abord fait rencontrer des mouvements sociaux à l’étranger. Nous nous sommes intéressés à un soulèvement populaire en Birmanie ou encore à la façon dont les artistes birmans s’organisaient pour créer et résister sous la dictature et face à la censure.

En parallèle, notre passion commune pour la photographie, notamment argentique, nous a amenés à travailler très tôt en images. Ces travaux de photographie documentaire ont donné lieu à des expositions ou encore à un livre de photographies et récits de vie sur la Birmanie aux éditions Autrement 1.  Puis, peu à peu, la photographie nous a conduits au cinéma. Nous avons suivi ensemble une formation en réalisation de films à l’université d’Evry [Master 2 Image et société, département de sociologie], qui travaille la rencontre entre arts et sciences sociales, et qui fut l’occasion de réaliser deux films 2. Narmada est le premier film que nous avons coréalisé à l’issue de cette formation. Depuis, en parallèle d’autres projets artistiques, nous continuons chacun d’explorer ce dialogue entre recherche et cinéma.

 

Quand et pourquoi le projet Narmada est-il né ?

La Narmada est l’un des sept fleuves sacrés que compte l’Inde. Il traverse le pays d’Est en Ouest pour se jeter dans l’océan indien. Depuis 1961, le gouvernement indien avait le projet d’y établir l’un des plus grands complexes de barrages jamais construits. “Les barrages seront les temples de l’Inde moderne”, proclamait Nehru à l’indépendance du pays. Brandi au nom du Progrès, ce projet entraîne pourtant l’expropriation et le déplacement de milliers de personnes dont les terres disparaissent sous les eaux des réservoirs. Les travaux ont débuté au début des années 1980. Et les habitants de la vallée se sont organisés pour stopper ces barrages dans un mouvement qui devint vite l’un des plus grands mouvements populaires indiens, faisant voir au monde combien ces grands barrages sont aussi les symboles d’une humanité prise dans un cycle de destruction de la nature et du pluralisme culturel. Dans les années 1990, le mouvement a pu faire stopper la construction d’un barrage pendant plusieurs années. Il a aussi incité la Banque mondiale à retirer son financement du projet. Mais les travaux ont repris en 2000. Aujourd’hui, la plupart des barrages sont achevés ou presque.

Manon avait réalisé une recherche sur ce mouvement social. Ce qui l’a particulièrement intéressée dans ce conflit autour de la Narmada, c’est que ce mouvement populaire interroge tout un modèle de société fondé sur un imaginaire économique. Il questionne en profondeur les choix de société derrière de tels projets : “Qui décide ce que signifie le progrès ?” “A qui bénéficie-il ?” Au fond, la Narmada cristallisait différentes visions du monde en conflit. Et les questions que ce mouvement soulève n’avaient rien perdu de leur actualité. Elles sont au contraire éminemment contemporaines.

En 2007, nous avons rencontré ensemble les activistes du mouvement. Les échanges que nous avons eus avec eux nous ont donné envie de parcourir le fleuve et de rencontrer des habitants de la vallée afin de mieux comprendre ce que représentait ce fleuve pour lequel ils se battaient. C’est là qu’est né le désir du film.

La question des mythes qui fondent nos sociétés est devenue centrale dans ce projet. Nous souhaitions mettre en tension différents imaginaires autour du fleuve : ceux qui animent la construction des grands barrages et ceux qui existent dans la vallée, comme cette légende sur la déesse Narmada qui ouvre le film. Sans les opposer de façon binaire, il s’agissait de les mettre côte à côte pour souligner combien l’imaginaire économique à l’origine des grands barrages repose lui aussi sur des mythes : les mythes du progrès, de la technique, de la vitesse… qui sont aux fondements des sociétés capitalistes.

Et puis, nous souhaitions également travailler la question de l’envoûtement. Plusieurs légendes racontaient que la Narmada était un fleuve-déesse, qui envoûtait ceux qui s’en approchaient. D’un autre côté, la démesure du projet de barrages et la célébration de ses bienfaits par les élites politiques et économiques semblaient aussi relever d’une sorte d’envoûtement ou d’hypnose collective, comme en témoignaient par exemple les films d’archives sur les barrages produits par le gouvernement indien qui sont de véritables odes au progrès et à la modernité.

Ces questions nous ont habités tout au long de ce projet, mais nous souhaitions plus les traiter par évocations. Petit à petit, le chemin que nous avons donc choisi pour le film a été celui d’une rêverie, d’une lente dérive le long du fleuve. Avancer sur le fleuve vers l’estuaire correspondait à cette envie de parler d’un processus et d’une société en marche. Les transformations de la vallée se produisant sur des décennies, elles ne sont pas visibles à l’œil nu. Pourtant, tout un monde est déjà englouti sous les eaux. Il nous fallait donc trouver un procédé cinématographique qui restitue les enjeux matériels autant qu’immatériels du conflit de la Narmada.

 

A quoi correspondait le choix du Super 8, en ce temps où votre génération tourne en numérique ?

Le Super 8 ne s’est pas imposé d’emblée. Il est d’abord arrivé de manière intuitive avant de faire de plus en plus sens. Peu de temps avant que nous commencions à écrire Narmada, nous avions découvert le travail sur pellicule dans des laboratoires comme l’Abominable et l’Etna en région parisienne. Nous sommes partis en repérages avec une caméra Super 8 dans nos bagages en plus d’une caméra vidéo. A notre retour, les quelques images Super 8 nous ont beaucoup plus parlé que les heures de rushes vidéo. La texture très singulière de la pellicule, granuleuse, fragile, ces images presque évanescentes, nous ont intéressés pour travailler les imaginaires autour du fleuve, mais aussi les traces d’un monde en train de disparaître sous les eaux des réservoirs que nous traversons.

Filmer en Super 8, c’était aussi expérimenter une autre façon de faire, plus artisanale, plus radicale. Cela engendrait certaines contraintes (peu de bobines, un son désynchronisé…) qui commandaient un autre rapport au temps, à l’observation et à l’enregistrement. Il fallait aussi réinventer la bande son.

C’est vrai que le Super 8 est un format de tournage en train de disparaître. Les normes industrielles et commerciales qui dominent sont en effet du côté de la technologie numérique. Pourtant, il nous semble important de maintenir une pluralité de façons de fabriquer des films et surtout la possibilité de choisir laquelle convient à chaque film. Filmer cette vallée en train de se transformer, de disparaître, mais aussi de résister, avec un support qui lui aussi tend à disparaître, faisait sens.

 

Comment se sont organisées les phases de votre travail ? Avez-vous assumé toutes les tâches ensemble ? Comment avez-vous rencontré les protagonistes de Narmada ? Comment communiquiez-vous ?

Nous sommes partis deux fois en repérages pour rencontrer les habitants de la vallée et parcourir le fleuve. Les activistes du mouvement nous ont aidés à rencontrer les protagonistes du film. Chaque fois, nous étions accompagnés d’un traducteur parlant la langue locale qui pouvait varier d’une région à l’autre. Ces quatre mois de repérages nous ont permis de nous imprégner de la vie au bord du fleuve, de passer du temps dans chaque village et d’y nouer des liens. Nous avons aussi pu faire de premiers essais filmiques pour ensuite écrire le film.

 

 

 

 

Rentrés en France, nous avons travaillé l’écriture ensemble, en discutant beaucoup et en procédant par allers-retours. Le tournage s’est ensuite passé en deux temps (2009 et 2010), chaque fois pendant la mousson. Cette période nous intéressait pour ses lumières et son atmosphère : il y avait souvent de la brume et la nature était omniprésente. Nous souhaitions que le film baigne dans cet univers aquatique et organique.

L’ingénieur du son Jocelyn Robert nous a accompagnés sur les deux tournages. Pour l’image, nous filmions à tour de rôle en fonction des situations. La bande image et la bande son ont été tournées de manière assez autonome. Cette méthode s’est poursuivie au montage.

 

Votre film s’avère à la fois combatif, fraternel, poétique, mélancolique. Comment caractériseriez-vous votre style ?

La question n’est pas facile... Nous dirions que Narmada propose une sorte de poème engagé. Il privilégie l’allégorie pour interroger de façon critique ce processus de développement dans lequel sont prises nos sociétés. En décrivant une sorte de désert aquatique, le film prend acte de la violence de ce processus, mais il ne s’arrête pas à ce constat. Il montre combien, si la résistance est fragile, elle est pourtant vitale. Le film se veut en effet combatif et souhaite rendre sensible aux voix et aux résistances de la vallée. Loin de tout didactisme, il fait le pari que la forme peut aussi porter le sens. Il cherche dans le domaine de la poésie la possibilité de restituer la puissance de vie de ce fleuve, comme de ceux qui luttent. La Narmada survivra dit, de manière presque incantatoire, un homme, pour qui les barrages ne semblent destinés qu’à devenir des reliques du XXe siècle. Mais elle survivra parce que nous nous serons battus, précise-t-il, comme si c’était au fond la seule voie possible.

 

Souvent, les cinéastes se portent au secours de luttes émergentes, dans la violence d’un événement. Dans ce cas précis, il s’agit au contraire de s’inscrire dans la longue durée d’un combat, et de prolonger une tradition vieille de vingt ans. En quels termes avez-vous réfléchi cette dimension très spécifique ?

A côté de son combat contre la construction des barrages et autour du relogement des familles déplacées, le mouvement de la Narmada en effet mène une lutte de longue durée sur un plan plus idéologique en prônant un changement profond de société. C’est ce qui nous a intéressés. Nous avons filmé des activistes du mouvement dans les actions qu’ils continuent de mener aujourd’hui mais n’avons finalement pas gardé ces images au montage. Le mouvement n’était plus aussi fort qu’il a pu l’être dans le milieu des années 1990. Pourtant une flamme brûlait encore dans la vallée. Il nous a semblé qu’un des moyens d’accompagner cette lutte était de de pointer les mythes derrière ces grands projets de développement. Car dès lors que ces mythes s’ébranlent, de nouveaux possibles peuvent s’ouvrir.

 

Vous aviez vu le Narmada d’Anand Patwardhan, comment formuleriez-vous les différences entre vos films respectifs ? Et plus généralement, que pensez-vous de son œuvre ?

A Narmada Diary d’Anand Patwardan a été tourné en 1995, en plein cœur du mouvement, lorsque celui-ci avait réussi à faire stopper la construction du plus grand des barrages. Comme dans ses autres films, il offre un précieux témoignage en cinéma direct de l’intérieur de la lutte. Quand nous nous sommes rendus dans la vallée en 2007, la situation avait changé. La construction du barrage avait repris depuis 2000 suite à un ordre de la Cour Suprême indienne, et il était presque achevé. L’enjeu pour nous était alors de trouver le moyen, par le cinéma, de donner à ressentir et prolonger cette lutte.

 

Quels sont les films et les œuvres qui vous inspirent ?

Il y en a beaucoup, qu’il s’agisse de classiques, comme les films de Pasolini, qui font appel à la poésie tout en portant un regard critique sur la société, ou d’œuvres moins connues. Globalement nous apprécions tous deux les auteurs qui travaillent ensemble le politique et le sensible, et expérimentent ou cherchent des formes nouvelles. A l’époque de Narmada, nous visionnons aussi beaucoup de films de cinéastes voyageurs, comme ceux de Robert Kramer (Route One USA), Chris Marker (Sans soleil), Johan Van der Keuken (Journal), ou encore de Nicolas Rey (Les Soviets plus l’électricité) ou Philippe Cote travaillant en Super 8. Nous sommes aussi sensibles et inspirés par un cinéma politique et engagé.

 

Narmada a-t-il été montré en Inde ? Et depuis votre film, la situation a-t-elle évolué ?

Oui, nous avons transmis le film aux activistes du mouvement de la Narmada, et nous prévoyons aussi de retourner dans la vallée avec un équipement pour le projeter dans les villages que nous avons traversés. Mais le film n’a pas encore été vu dans des festivals là-bas. Quant à la situation actuelle, les derniers barrages sont en voie d’être achevés. Grâce à la lutte qu’ils ont menée, les habitants peuvent négocier de meilleures compensations en échange des terres perdues. Le mouvement concentre aussi ses actions sur un aspect juridique, faisant bouger des lois et des pratiques de sorte qu’à l’avenir, de tels projets de développement ne puissent plus se dérouler de la même façon. Bien que les barrages se poursuivent, cette lutte a déjà fait bouger des lignes. Elle a ouvert un débat national et même international sur ces questions sociales et environnementales, mais aussi sur le type de société dans laquelle nous voulons vivre.

 

Pouvez-vous nous décrire le travail du collectif Les yeux dans le monde 3, qui associe des cinéastes, des photographes, un dessinateur, etc. ?

Le collectif a été créé en 2003 sur cette rencontre entre expression artistique, pensée critique et engagement. Il réunissait des amis, souvent issus de formations en sciences sociales ou bien en cinéma, photographie ou dessin. Nous avions envie de mettre nos forces en commun pour penser des espaces de rencontres et de création prenant à bras le corps la question du politique. Ainsi nous avons réalisé des créations collectives, organisé des conférences ou encore des ateliers en région parisienne, ainsi que le festival itinErrance. Pendant cinq ans itinErrance a pris place aux Voûtes, dans le 13e arrondissement à Paris, proposant des films documentaires ou expérimentaux, des expositions et des débats réfléchissant autour des thèmes de l’exil et des migrations. Les personnes réunies dans ce collectif ont en commun d’avoir une démarche documentaire et engagée dans leurs travaux. Aujourd’hui, si nous n’organisons plus itinErrance, nous partageons encore des projets de création et réfléchissons à de nouvelles formes de collectif.

 

Quels sont vos nouveaux chantiers visuels ?

Des berges de la Narmada nous sommes revenus à celles de la Seine, en banlieue parisienne. Nous réalisons actuellement deux films dans un quartier populaire de la ville des Mureaux dans les Yvelines, où nous travaillons tous deux depuis plusieurs années et avons fait le choix d’habiter dans le cadre de ces projets. A côté de ces films, nous préparons chacun une thèse à l’Université d’Evry. Ces recherches reviennent sur ces expériences filmiques et continuent d’explorer cette rencontre entre pratiques artistiques et recherche, qui fonde nos parcours respectifs.

Manon s’intéresse aux possibilités du cinéma pour donner à voir des expériences à la fois sensibles et politiques d’hommes et de femmes qui vivent et se réorganisent aux marges de la société. Elle prépare un long métrage documentaire sur l’engagement dans cette cité, où elle rencontre et filme des personnes qui réinventent leur vie, entre poésie et révolte.

Grégory prépare un film sur l’adolescence et l’amour dans la cité. Il s’interroge sur la fiction comme mode d’exploration du réel. Ce travail s’appuie sur des ateliers cinéma que nous réalisons dans le quartier avec des jeunes âgés de 15 à 18 ans.

De nouveau, il s’agit de projets au long cours, qui privilégient le temps de la rencontre et un engagement dans la durée.

 

Propos recueillis par Nicole Brenez, octobre 2014.

 

 

 

1 Birmanie, rêves sous surveillance, photographies et textes de Manon Ott & Grégory Cohen, illustrations de Mathieu Flammarion, Paris, éd. Autrement, 2008.

2 Petits aménagements avec l’Occident, sur le quotidien d’un moine bouddhiste en région parisienne (Grégory Cohen, 2007, 20’), et Yu, film en noir et blanc sur le parcours solitaire d’une jeune demandeuse d’asile à Paris (Manon Ott, 2008, 20’).

3 www.lesyeuxdanslemonde.org