Découvrir ce qui est recouvert
Un des tous premiers actes de l’occupant nazi, à l’été 1940, est de procéder à la saisie, puis à la réouverture de Radio Paris, qui devient, sous sa férule, le média de masse de la collaboration en France. Le reformatage collaborationniste de la station inaugure l’implacable “guerre des ondes” qui s’engage alors, avec son cortège de slogans récurrents désormais inscrits dans la mémoire collective. Quand Jean-Hérold Paquis conclue invariablement ses diatribes par “L’Angleterre, comme Carthage, sera détruite”, Radio Londres lui réplique par l’efficace “Radio Paris ment / Radio Paris ment / Radio Paris est allemand” de Jean Oberlé, chanté par Pierre Dac (sur l’air de La Cucaracha, chant révolutionnaire hispano-mexicain).
Cette guerre-là, pour mettre en jeu des sons, des musiques et des paroles, ne relève pas du seul registre de la violence verbale ou symbolique. A la Libération, les collaborateurs (à tous les sens du terme) de Radio Paris seront jugés sévèrement : Jean-Hérold Paquis sera fusillé et la plupart des speakers de la station seront condamnés à de lourdes peines. C’est le cas de Fernand Porcile, le père du réalisateur d’Une Histoire aussi vieille que moi, condamné à vingt ans de travaux forcés. Il sera amnistié dans les années cinquante et son fils, né en mars1944, le rencontrera alors pour la première fois.
De cette période de séparation sur laquelle pèse un lourd silence familial, ne restent que quelques objets familiers (livres, dessins et jouets d’enfants), et surtout, des photographies (cartes postales et plus encore, photos de famille). “Entre cette image-ci et celle-là, je n’ai pas vu mon père”, confie François Porcile en voix off. Deux portraits délimitent une tranche de vie marquée par l’absence d’histoire commune et de souvenirs partagés : “Il ne m’aura vu grandir qu’en photographie.”
Comment remplir cette absence, tenter de reconstituer ce qui s’est passé ? En recourant aux objets, et davantage encore, aux images qui subsistent : “Commence alors pour moi le jeu de cache-cache des images vraies et fausses, des souvenirs réels ou enjolivés, de l’imaginaire biaisé ou fantasmé.” Cette période d’absence du père est en effet recouverte d’une épaisse couche de mensonges : la condamnation et la peine de travaux forcés en cours d’exécution constituent un secret de famille, qui est dissimulé à l’enfant durant ses premières années. Plus tard, il n’en saura pas beaucoup plus, car son père ne racontera rien : “Une fois libéré, il se réfugiera dans le silence. Cet homme dont le métier était de parler se priva de parole. Silence radio, selon l’expression consacrée.” Le mutisme du père sur ses années de guerre et celles qui suivirent, le refus, sinon de justifier, du moins d’expliquer cette période, pèsent sur la relation avec son fils, avec lequel il échangera peu et à qui il transmettra moins encore. Le film s’analyse, de prime abord, comme une tentative de récit par les images pour reconstituer une histoire sans paroles.
les images et la voix
“Comment arriver à découvrir quand autour de soi tout est fait pour recouvrir ?”, s’interroge François Porcile. Par les images, donc, et on peut supposer que le projet vient de loin : musicologue, conseiller musical de François Truffaut pour quatre de ces films, mais aussi scénariste et réalisateur lui-même, c’est à la faveur du tournage d’un documentaire sur la propagande durant la Seconde Guerre mondiale (Propaganda – L’Image et son pouvoir) qu’il découvre “le pot aux roses” : son père était un des speakers de Radio Paris.
Dans Une Histoire aussi vieille que moi, le recours aux images, et singulièrement, aux photographies s’opère à deux niveaux : points d’appui pour l’enquête, elles scandent également le récit. Les clichés de famille sont autant de traces et de témoignages, ils donnent la mesure du temps qui passe (temps durant lequel le fils grandit) : photos de vacances, photos d’écoliers… D’autres clichés, qui débordent le cadre des albums de photos de famille, sont convoqués pour restituer le contexte des années d’après-guerre : la concierge de l’immeuble familial d’Asnières ressemble à celle que Robert Doisneau a saisie dans son objectif, le portrait d’une girl par Willy Ronis évoque le style vestimentaire des années d’après-guerre. Les photographies ont par conséquent tantôt une valeur d’indice et une fonction explicative, tantôt une valeur contextuelle et une fonction illustrative. Agencées au montage, elles font progresser, chacune dans leur registre respectif, l’entreprise de dévoilement du secret et le récit qui en est proposé par l’auteur.
Mais disent-elles toute l’histoire ? Certainement pas. D’abord parce qu’aucun des faits majeurs qui la ponctue n’a été enregistré, ou du moins conservé, sur un support photographique : pas de clichés de l’arrestation du père et de son procès par exemple, ou encore de sa première rencontre avec son fils lors de sa libération (ces derniers ont disparu de l’album photo familial, note le réalisateur-enquêteur). Plus encore, il faut interpréter en creux la plupart des photographies qui structurent le récit. Une série de portraits de la mère, qui saisit différentes expressions de son visage, montrent une “belle femme, selon les canons de l’époque”, mais ne disent rien de sa solitude tandis que son mari est emprisonné. Quant aux portraits de famille, pris à l’occasion des fêtes, des vacances ou des communions, ils attestent avant tout de l’absence du père.
Les photographies revêtent davantage de significations pour l’enquête par ce qu’elles omettent ou masquent. L’usage de la photographie est nécessaire pour camper une situation, la dater et faire progresser le récit, mais ne suffit pas à établir les faits et encore moins à fournir d’explications. La photographie n’est pas ici le support de la preuve. Les clichés, finalement, ne découvrent rien de ce qui est recouvert. Ils ne dévoilent pas, mais fabriquent plutôt la trame même du voile. Le parcours du père et l’histoire de cette tranche de vie familiale si particulière demeurent flous, comme son portrait reflété dans le miroir d’une boîte de jeu de cartes.
une voix bien timbrée
Ces clichés fragmentaires sont désormais reliés entre eux par le montage du film et plus encore, par la voix off de François Porcile. C’est par cette voix que l’enquête progresse et que l’histoire se construit. Les mots prennent acte de l’insuffisance des images pour objectiver le récit, sans atténuer leur puissance pour le rendre tangible (restituer l’atmosphère de l’époque, reconstituer les souvenirs qui s’effacent et la mémoire familiale). La parole prend le relais, c’est elle qui est désormais à la manœuvre pour nous raconter cette histoire aussi vieille que son locuteur.
Lorsqu’il évoque son enfance en banlieue, François Porcile affirme se reconnaître dans les premières phrases du film de Maurice Pialat, L’amour existe : “Longtemps j’ai habité la banlieue ; mon premier souvenir est un souvenir de banlieue ; aux confins de ma mémoire un train de banlieue passe, comme dans un film.” De Pialat, il a sans doute retenu aussi le poids de la parole quand elle veut donner un sens et un usage aux images. En revanche, il n’en retient pas l’éloquence rageuse et révoltée, même lorsqu’il relève la vraisemblable injustice dont son père a été victime (la lourdeur de la peine de travaux forcés qui lui a été infligée est sans commune mesure avec ses responsabilités au sein de Radio Paris et plus encore, avec celles attribuées à d’autres collaborateurs de la station).
Le récit qu’il délivre en voix off chemine avec la précision chronologique d’un procès-verbal d’enquête, mais d’une enquête bien particulière, biographique tout autant qu’autobiographique, forcément ambiguë dans sa finalité même. Ainsi, alors qu’il accumule les ouvrages sur la collaboration pour documenter sa recherche, observe-t-il qu’il “redoute ou espère” trouver le nom de son père dans les index (il ne le trouve pas, du reste, “manifestement, il était un trop petit poisson, obscur et sans grade”). Par-delà le flux des images, le filmage serré des objets et l’accumulation des photographies retrouvées, c’est bien sa parole et sa voix qui racontent l’histoire, comme si elles faisaient écho à sa première rencontre avec son père, dont il conserve un vif souvenir : “Dans sa chambre, il m’a lu, d’une voix bien timbrée, comme auparavant au micro, j’imagine, un conte.”
Eric Briat, février 2015.