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Filmer l’architecture

Filmer l’architecture
Après avoir réalisé des documentaires sur des architectes utopistes comme Claude Parent (À propos du bunker, 1998) et Pascal Häusermann (La Bulle et l’Architecte, 2003), Julien Donada nous propose d’explorer La Grande-Motte (Soudain, La Grande-Motte), d’observer ses formes originales et de confronter la vision de l’architecte avec l’opinion des habitants. Entretien.

Au début des années 1960, l’État français lance une campagne d’aménagement du Languedoc-Roussillon pour endiguer le flux des touristes qui s’en vont vers l’Espagne. L’architecte Jean Balladur est chargé de concevoir une station balnéaire capable d’accueillir la masse des vacanciers tout en préservant le cadre naturel. Ce sera La Grande-Motte, érigée entre 1964 et la fin des années 1980, sur une grande étendue déserte. En rupture avec les principes de l’architecture moderniste (adéquation forme-fonction, sobriété, angle droit), Jean Balladur veut construire une ville qui retrouve les dimensions humaines de la ville traditionnelle, restaurer l’ornement des façades (la modénature), et conjuguer, sous l’influence d’Oscar Niemeyer, la courbe et le plan incliné. Pour accueillir les milliers de fidèles qui viendront chaque été s’adonner au culte du soleil, il conçoit des immeubles inspirés par les pyramides aztèques, dont les façades en résille de béton jouent avec l’ombre et la lumière selon les motifs les plus variés. Le résultat, controversé et pourtant très populaire, devient le symbole du tourisme de masse.

 

 

Comment vous êtes-vous intéressé à La Grande-Motte ?

La Grande-Motte est une ville que je connaissais de réputation. J’avais quelques images en tête, c’est tout. Énormément de gens vont là-bas pour passer des vacances. Je me suis dit que c’était étonnant d’avoir en France une ville comme celle-là, sans jamais en voir d’images, exceptées quelques cartes postales et des images d’actualités où l’on voit des plages bondées. Tout un tas de clichés sont associés à La Grande-Motte. J’avais envie d’aller voir comment c’était. La grande question était de savoir quand il fallait y aller, sachant que de l’hiver à l’été, la ville passe sans transition du vide au plein. J’y suis d’abord allé l’hiver pour voir l’architecture, pour comprendre comment cette ville s’organisait, comment elle avait été pensée, sans être dérangé par la foule.

 

Si le film commence par des cartes postales, c’est pour faire écho à ces clichés ?

Les cartes postales comme manière de représenter et de faire voyager l’architecture m’intéressent. À La Grande-Motte, on en trouve de toutes sortes : des couchers de soleil, des flamants roses, mais celle qui se vend le plus est une vue aérienne du centre-ville. C’est-à-dire l’image la plus violente que l’on puisse donner en termes d’architecture. On dit que La Grande-Motte est horrible, que ce n’est que du béton, et qu’est-ce que les gens envoient ? De l’architecture. Mais pas une pyramide avec la mer devant : la vue aérienne la plus choquante qui soit. Je trouve ça extraordinaire que les gens aient envie de montrer de l’architecture, alors que ce qui les a attirés là c’est plutôt les plages, le côté pratique, bon marché… Cela raconte quelque chose de l’identité de la ville.

 

Dans le film, vous faites se rencontrer des plans de rues vides qui laissent apparaître l’architecture et des témoignages de gens en off qui parlent de la ville.

J’ai enregistré les voix l’été, en plein mois d’août, quand il y a le plus de monde. J’y suis allé sans caméra, uniquement avec un Nagra pour faire des entretiens. Le décalage entre l’image et le son montre une autre dimension de la ville. Cela fait apparaître son hors-champ : quand elle est vide, il y a tout de même l’écho d’une ville pleine, conçue pour être pleine, avec des avenues très larges, énormément d’équipement. Il y a un équipement pour une ville de 100 000 habitants alors qu’ils sont 10 000 de septembre à juin. Voir les rues vides et entendre les voix permet de saisir les deux facettes de la ville.

 

Le bétonnage du littoral, le tourisme de masse, les clichés négatifs de La Grande-Motte sont évoqués dans les témoignages, mais de manière assez furtive. Dans l’ensemble, c’est plutôt une image positive qui s’en dégage. Les gens ont l’air attachés à la ville.

Parce que ceux qui critiquent La Grande-Motte n’y sont jamais allés. Ceux qui y vont, s’ils y retournent, c’est qu’il y a des raisons. L’idée du grand ensemble de béton au bord de l’eau est caricaturale. Les gens vivent dans des résidences qui ne valent pas mieux, mais qui n’ont pas cet aspect moderne qui renvoie soi-disant les vacanciers à la ville, à la banlieue. L’architecture des années 1960-1970 a très mauvaise réputation. On prétend que tout est mauvais sans faire le tri, tout ça parce qu’on ne sait pas regarder. Jean Balladur a construit une ville plutôt festive, avec l’idée qu’elle serait différente des autres avec ses résilles de béton sur les façades. D’autres villes balnéaires ont été construites. Celles de Georges Candilis par exemple n’ont rien à voir [Ndr : Port-Leucate, Port-Barcarès], c’est beaucoup plus sobre. Alors que Balladur s’amuse.

 

On sent dans le film que ce site qui paraît très artificiel au premier abord entretient un rapport très fort avec la nature, que ce soit les étangs, les promenades plantées de végétation méditerranéenne, le soleil, la mer.

À partir du centre-ville, en dix minutes, on peut se retrouver dans un endroit très sauvage. Il y a une présence très forte des éléments, il y a beaucoup de vent, de sable, un paysage très plat aux alentours et puis la mer. Ce sont des éléments avec lesquels il a fallu faire. Les immeubles ne sont pas alignés face à la mer comme à Nice ou à Cannes, car cela aurait posé des problèmes de turbulences. Ils sont disposés de manière à casser le vent. L’espace est très ouvert. On ne peut pas accéder à la plage en voiture. Jean Balladur a essayé de limiter la circulation. La mer n’est pas visible depuis la route, ce qui, pour la Méditerranée, est très rare.

 

Si La Grande-Motte semble avoir été construite ex-nihilo sur un désert, Jean Balladur parle lui d’une interprétation des lieux et d’un dialogue des pyramides avec la chaîne des Cévennes à l’horizon.

Il cherche des signes. Il s’accroche au moindre signe dans un espace où il n’y a pas grand-chose et il l’exploite au maximum. Jean Balladur a également doté l’architecture d’une dimension symbolique. Il a essayé d’inventer un passé pour une ville qui n’en a pas. Pour revenir aux habitants, comme ils savent qu’ils vivent dans la caricature de la ville balnéaire de masse et qu’ils se sentent attaqués, ils défendent leur ville, ils en sont plus fiers que n’importe quel habitant d’une ville voisine. Il y a chez eux un côté militant. En revanche, il n’y a pas de maternité, ce qui veut dire qu’il n’existe pas de Grand-Mottois de naissance, on y vient toujours d’ailleurs.

 

Il y a dans le film un texte de Jean Balladur qui expose l’idée que la ville serait fondée sur les instincts de l’homme, instincts qu’il définit comme antinomiques.

Comme vouloir à la fois être ensemble et désirer être seul… J’aime beaucoup cette idée, son application dans la ville est très bien faite. Le centre est très petit et très dense, mais si on passe derrière les immeubles, tout à coup on se retrouve sur une promenade verte, on entend le chant des oiseaux, on croise des villas, puis on arrive à la limite de la ville, aux étangs. De l’autre côté, si on va vers le port, il y a des immeubles bas, les conques. Tout le monde a la vue sur la mer. On est dans de grands immeubles, mais on est seul puisqu’on n’a la vue que pour soi, dans un endroit totalement résidentiel à deux pas du centre.

 

Les pyramides de La Grande-Motte font penser à celles de Marina Baie des Anges à Villeneuve-Loubet sur la Côte d’Azur.

Je suis originaire d’Antibes. J’ai également eu envie de tourner ce film pour comparer La Grande-Motte à la Côte d’Azur. Les gens qui ne connaissent pas la région associent souvent les deux. Or La Grande-Motte a été construite contre la Côte d’Azur. Sur la Côte d’Azur, tout le monde veut y aller, les choses se construisent de manière anarchique. Il n’y a pas de vue d’ensemble, c’est la loi du marché qui domine. À La Grande-Motte, on a décidé de densifier un maximum sur un emplacement très précis, sans rien toucher à ce qu’il y avait autour. Maintenant, sur la Côte d’Azur, ce n’est plus possible. Le paysage a été gâché. Mais ce n’est pas sans intérêt : c’est une sorte de Californie où les villes se succèdent sans interruption sur des dizaines de kilomètres.

 

 

N’y a-t-il pas encore un travail à faire pour faire connaître, comprendre et apprécier l’architecture française des Trente Glorieuses ? Elle garde une image négative liée aux grands ensembles et aux questions sociales qui en ont découlé, alors qu’au moment où elle s’est construite, c’était une architecture utopiste, qui trahissait sans doute une forme de naïveté et un rationalisme volontariste un peu brutal.

La municipalité de la Grande-Motte n’est pas vraiment consciente de son patrimoine. Elle pourrait faire visiter la ville durant l’hiver, faire un appartement témoin comme l’appartement Perret au Havre ou organiser un salon du design des années 1970. Il n’existe pas non plus de publications sur La Grande-Motte, le seul livre de Jean Balladur – La Grande-Motte ou l’Architecture en fête – est difficilement disponible. Cela permettrait de réhabiliter cette période. La Grande-Motte a parfois été surnommée “Sarcelles-sur-Mer”. À une époque où je travaillais sur Sarcelles, le maire m’avait montré des photos de la construction de la ville, de l’arrivée des premiers habitants. Il faudrait exposer ce genre de documents. C’est une ville qui a cinquante ans, il y a plein d’histoires à raconter. Elle pourrait être visitée par d’autres personnes que des chercheurs ou des architectes. Au lieu de ça, on a l’impression que Sarcelles est un gros mot. C’est démesuré par rapport à la réalité.

 

Dans À propos du bunker, vous mettez en place un processus de lecture très clair : on voit une première fois l’architecture de l’église Sainte-Bernadette dans la périphérie de Nevers, pour la revoir une seconde fois avec un commentaire qui en approfondit la vision.

D’abord une vision subjective, puis regarder une deuxième fois différemment. C’était l’intention du film : puisque ça ne ressemble pas à une église, se demander à quel moment on peut penser que c’est une église. En termes de rejet, Sainte-Bernadette est intéressante. Les gens du coin disent qu’elle est laide, mais qu’il faut y entrer. Ils aiment l’intérieur, mais l’extérieur est trop violent pour eux. La première fois que je l’ai vue, j’ai eu un choc. Une telle architecture au milieu de tous ces pavillons, c’est absolument unique. Mais ce qui est intéressant, c’est que Parent et Virilio ont travaillé sur le rejet. C’est un rapport de force. Qui oserait faire ça aujourd’hui ? Aujourd’hui, on cherche plutôt des endroits ouverts, transparents, qui dialoguent avec le contexte. J’aime cette provocation, cette violence. Le commentaire du film, ce sont les mots de Claude Parent, sa réflexion avec Paul Virilio sur le vocabulaire de la guerre, comment transformer le bunker en architecture de paix. Il y a bien l’idée d’une confrontation entre une première partie où l’on ne sait rien et une deuxième partie où l’on prend le spectateur par la main pour lui raconter le bâtiment.

 

Il y a des ressemblances stylistiques entre À propos du bunker et Soudain, La Grande-Motte, notamment le jeu des pleins et des vides. Appliquez-vous une méthode pour filmer l’architecture ?

Mes films sont composés de plans fixes et de travellings. L’idée de mouvement est très importante en architecture comme au cinéma. Ils ont d’ailleurs le même langage : on parle de séquence en architecture, de mise en scène d’un lieu. Quand on se trouve dans des lieux comme l’église Sainte-Bernadette ou le musée Guggenheim de Bilbao, il faut trouver ce qu’il y a à raconter. Pour l’église, il y a l’entrée, les escaliers. On arrive au milieu de l’église, c’est une histoire en soi. Ensuite le plan incliné, c’est une autre histoire. Il faut aussi articuler l’espace, restituer les liens entre les espaces filmés. Pour les plans fixes, il faut prévoir plusieurs valeurs de cadre, car en fonction de ce qu’on voudra dire, il n’y aura qu’une seule valeur qui sera bonne. Il suffit que ce soit un petit peu trop large pour qu’on regarde autre chose. Les plans sont comme des mots avec lesquels ont fait des phrases, il faut avoir le mot juste pour dire précisément les choses. Ces films sont des monographies de lieux, c’est un exercice de mise en scène relativement complexe, basé non sur des gens ou des visages mais sur des façades, des espaces plus ou moins vides, accompagnés par le son et la voix.

 

Vous pratiquez également la photographie, est-ce un autre moyen de traiter l’architecture ?

Certaines séries tournent autour de l’architecture. J’ai un projet de livre à partir d’une série de photographies de voitures devant des immeubles, prises autour du monde. Le Corbusier avait l’habitude de prendre ses voitures en photo devant ses maisons pour donner l’échelle de leur modernité : la dernière voiture à la mode devant le dernier bâtiment en date. Ce qui est drôle, c’est que le bâtiment ne vieillit pas, tandis que la voiture, dix ans plus tard, a déjà l’air de dater du Moyen Âge ! L’effet de modernité est totalement annulé tellement l’évolution de la voiture va vite par rapport à celle de l’architecture. Dans les photos que j’ai faites, je m’amuse du rapport entre le fond, l’immeuble, et ce qu’il a devant, la voiture. Ce sont des rapports de couleur, d’état… parfois il y a un synchronisme, par exemple une Aronde devant un immeuble des années 1950 ; mais l’Aronde semble vieille et l’immeuble paraît récent alors qu’ils sont contemporains. J’ai réalisé une autre série qui s’appelle I Was There. Ce sont des photos de cartes postales d’architecture devant le lieu qu’elles représentent. C’est très fréquent aujourd’hui, on trouve des livres sur ce principe. Ce qui m’amusait, c’était de faire entrer l’image dans la réalité, et de comparer ces deux lieux en une seule image.

 

Les cartes postales d’architecture représentent un patrimoine documentaire non négligeable qui fascine certains photographes, des collections de Martin Parr et Stephen Shore au récent travail de Mathieu Pernot sur les grands ensembles français 1. Il existe également un excellent blog sur les cartes représentant l’architecture française des Trente Glorieuses : archipostcard.

L’auteur de ce blog travaille comme un éditeur, c’est-à-dire qu’il possède une collection très importante qui raconte toute l’histoire de l’architecture moderne en France, classée par site, par thème ou par architecte. C’est un travail passionnant sur une matière complètement sous-exploitée. Il essaie actuellement de sauvegarder le supermarché GEM dessiné par Claude Parent à Sens. Je prépare également un livre sur Pascal Häusermann sur qui j’ai réalisé le documentaire La Bulle et l’Architecte. Sur deux heures d’entretiens, je n’ai utilisé que vingt minutes dans le film. J’ai une matière importante pour présenter ses projets mais aussi pour raconter sa vie.

 

La Bulle et l’Architecte donne le sentiment que Pascal Häusermann est porteur d’une vision utopique qui n’a pas trouvé à se réaliser. Son utopie n’est pas uniquement formelle, mais véritablement politique puisqu’il propose de changer les rapports de propriété en transformant l’habitat en bien de consommation.

Pascal Häusermann a une vision très précise de son architecture : faire simple, pas cher et surtout désolidariser la maison d’avec le sol. La maison est conçue pour être utilisée comme une voiture, et non comme un investissement patrimonial dans lequel on habite. Il construit des maisons en forme de bulle, parce que c’est la forme qui est la plus économique de la nature. Elles sont belles mais elles sont avant tout économiques. On aurait pu faire des villes constituées de bulles,  sans plan masse défini. Chacun se place là où il veut en fonction de ses préférences et des discussions avec ses voisins. Comme au camping en quelque sorte. Sa véritable utopie est là : croire que l’homme n’a pas envie de vivre dans un lotissement, dans une maison que l’on a acheté sur plan avec son identité “régionale”. Mais on nous a vendu un autre idéal de vie…

 

Propos recueillis par Sylvain Maestraggi, août 2009.

 

1 Le Grand Ensemble, de Mathieu Pernot, Le Point du Jour Éditeur, 2007.