L'art de rire de ses propres larmes
Vous vous êtes lancée sur les traces d’ancêtres juifs disparus, pour beaucoup exterminés. Cela ne vous a pas fait hésiter d’aller sur un chemin déjà maintes fois exploré par la littérature et le cinéma ?
On entend beaucoup parler en France d’une prétendue saturation du public devant les sujets en relation avec la Shoah, et c’est vrai que j’ai eu un moment la crainte de faire “un film de plus”. Mais elle s’est dissipée dès que j’ai trouvé la forme et le ton de mon “enquête de mémoire”, à la première personne, la grande Histoire vue par le prisme de la petite histoire, ce qui n’est finalement pas si fréquent. De plus, je ne pensais pas à un film sur la Shoah, je voulais plutôt parler à quiconque a perdu un proche et doit se confronter à ce qu’il laisse. Outre la douleur du deuil, la gestion des “restes” est une épreuve en soi.
C’est dans les objets, ces objets qu’il vous faut déménager et pour finir vendre ou jeter, que vous avez trouvé la forme du film ?
Les objets et les vieux papiers racontent les histoires non dites. Ce sont non seulement des traces et indices mais encore des matériaux. Effectivement, de ces matériaux naît le film, plastiquement et narrativement, de ces bouts de papier et bouts de rien, de ces photos de parfaits inconnus, de cette montre cassée et de ce piano délabré. Assez intuitivement, j’ai réalisé que si ma mère avait laissé toutes ces traces, c’était peut-être en réaction au fait que dans sa famille, la plupart avaient disparu sans en laisser aucune. L’absence de trace elle-même devient une matière. Comme les registres d’état civil ont brûlé sous les lance-flammes nazis, tout se passe comme si les disparus n’étaient ni nés ni morts. Je me demandais comment rendre cette absence tangible. Dès lors, le fait que ma mère ait conservé la moindre facturette de supermarché peut s’interpréter comme une façon de dire “voyez, je suis bien passée sur cette terre” ! Je me suis dit que ma mère aura amassé ainsi autant de preuves de sa propre existence, tout en constituant aussi des traces de ses proches puisqu’ils sont nommés dans les lettres qu’elle a conservées.
Il y a quelque chose de très touchant dans le fait que ces traces ne sont pas hiérarchisées. Mais le film ne travaille-t-il pas à y remettre un peu d’ordre et de chair ?
Oui, il y a un mélange de petits et de grands papiers, ce qui semble d’abord sans valeur peut se révéler très précieux. On me voit dans un premier temps désemparée devant un monceau de trucs sans signification, et peu à peu y trouver des pépites de mémoire. Ma mère a acheté du chocolat, un bâton de rouge à lèvres – cela peut faire sourire mais c’est aussi émouvant. J’ai trouvé des documents moins anecdotiques comme son passeport polonais – que je n’avais jamais vu – qui informe sur son départ de Pologne pour Paris en 1938 avec, tamponnée dessus, la croix gammée de la douane allemande : ça fait froid dans le dos – puis sur son départ dans l’exode de 1940. Je me suis d’abord demandé à quoi bon raviver tout cela, et je me trouvais bien ridicule, toute entière engloutie dans une quête compulsive sans fin, à fouiller dans les hiatus de l’Histoire et du roman familial, car enfin cette mémoire resterait trouée quoi que je fasse, pour finalement être vouée à un nouvel oubli. Il me semblait important de rendre sensible cet inexorable effacement de tout. D’où le recours à l’installation éphémère d’agrandissements photographiques que j’ai collés dans la rue à Varsovie et en Lituanie. D’où encore, le traitement burlesque de mon personnage. Pour ce qui est de la chair, de l’incarnation, il m’était difficile de recourir à des acteurs en raison du caractère documentaire du film, et aussi de son budget restreint, mais quand vous n’avez pas de budget, vous pouvez toujours vous servir de votre propre corps ! Trêve de plaisanterie, en incarnant ce grand-père Samuel, vêtue d’une redingote et d’une toque, je suis dans l’autodérision, certes, mais je montre aussi combien il faut d’efforts pour se figurer une filiation quand elle ne vous a pas été racontée. En revanche, ce registre léger ne convenait pas au traitement des figures qui avaient connu un destin tragique, ce qui m’a conduit à opter pour l’affichage de leurs photos. J'ai quand même incarné mon arrière-grand-mère Roche (la mère de mon grand-père maternel) en petite babouchka postée sur le pas de la porte de sa maison en bois, regardant, triste et fière à la fois, son dernier né Samuel âgé de 13 ans partir de chez elle pour devenir rabbin. Ainsi dans le film, je suis à la fois moi-même, mon grand-père Samuel, sa mère Roche, et d’une certaine façon j’incarne aussi ma mère en imitant son accent polonais dans le commentaire — ce que je n’ai jamais fait de son vivant. Le burlesque est en quelque sorte la mise en scène de mon désarroi devant les silences de l’histoire familiale. Mais au fond c’est une histoire très simple : voilà une fille qui ne sait pas ce qu’elle va bien pouvoir faire de son héritage très lourd, et qui finit par trouver une forme d’apaisement.
Le fil de votre enquête paraît parfois décousu mais il vous conduit quelque part : à Chana, cette ancêtre dont vous avez hérité le prénom.
Oui, j'ai découvert que je porte le prénom d’une autre arrière-grand-mère, ce que ma mère ne m’avait jamais dit, Chana, Anna, c’est le même prénom. Sans doute n'a-t-elle pas pu me révéler que je portais le nom d'une assassinée. Je savais juste qu’elle avait une grand-mère de très petite taille, habitant la bourgade de Podbrozie [aujourd’hui Pabradé] près de Vilnius en Lituanie, c’est tout. A force de contempler des photos muettes et d'assembler des fragments épars, j’ai identifié sur une photo une toute petite dame — cela ne pouvait être qu’elle, la minuscule grand-mère chérie de ma mère, et c’est une de mes cousines qui me révèle son nom dans le film. Lors du tournage dans la bourgade, j’ai reconnu sa maison en rondins grâce au détail d’une fenêtre sur un autre cliché. J’ai déduit que c’était ma mère qui avait pris la photo de la petite dame sur le quai de la gare, ce devait être la fin de ses vacances de 1938 qu’elle avait passées dans sa famille en Pologne et en Lituanie, elle allait maintenant rejoindre son fiancé, étudiant comme elle à Paris. La guerre est imminente. “Rentre d’urgence” dit le télégramme qu’elle a conservé. La photo est particulièrement émouvante pour qui connaît la fin de l’histoire de Chana, assassinée trois ans plus tard. Pour l’heure, sur le quai de la gare, ma mère ne sait pas encore qu’elle regarde pour la dernière fois droit dans les yeux sa grand-mère Chana qu’elle aime tant.
Cette enquête partie de vous revient-elle vers vous ?
Pour intéresser le spectateur à une telle démarche mémorielle et lui faire suivre le parcours de la personne qui l’entreprend, il fallait l’incarner. Comme je ne suis pas actrice, le registre décalé me convenait mieux : c’est une raison supplémentaire à l’autodérision. Et puis j’éprouve toujours le besoin de m’affranchir de la “réalité” que je déteste. Bien que je fasse des films dits documentaires, aucun n’est naturaliste, je documente mais je garde toujours un regard distancé, et parfois même amusé. Je suis restée l'enfant que j'étais, qui s’amusait à personnifier les objets. Il s’agit probablement pour moi de prendre un certain pouvoir sur la réalité.
Le film prend aussi la forme d’un road movie qui nous fait voyager non seulement dans le temps mais dans l’espace.
Ma productrice Hélène Lecoeur a beaucoup insisté pour que j’aille tourner en Pologne et en Lituanie. J’ai longtemps résisté car ces territoires restent pour moi des sols gorgés du sang des victimes. Ma mère n'a jamais voulu y retourner ni même en parler. Pour moi, y aller revenait à la trahir et je m’étais sentie très mal à l’aise lors des repérages dans ces déserts de mémoire, où les préjugés ancestraux perdurent. Là-bas, il y a toujours quelqu’un pour sortir des horreurs sur les Juifs : dans un bar branché de Vilnius, mon traducteur a entendu “Hitler a mal fait son travail, il y a trop de Juifs”, 70 ans après la fin de la guerre, et alors qu’il ne reste pratiquement plus de Juifs en Lituanie ! Pour revenir à la forme du road movie, c’est venu tardivement, lorsque j’ai eu l’idée de l’accrochage. Nous avons fait tirer des affiches à partir de photos de famille et je suis allée là-bas pour les filmer accrochées sur les façades et les lieux mêmes des prises de vue. A ce moment, ce voyage a vraiment pris du sens pour moi. Il me donnait aussi l’occasion de représenter les pérégrinations de mon grand-père sur les routes mêmes qu’il a parcourues à pied il y a plus d’un siècle.
On voit dans le film que vous n’êtes pas forcément les bienvenus en Pologne, et encore moins en Lituanie avec cette villageoise qui insiste lourdement sur “l’or caché par les Juifs”.
L’amalgame des Juifs avec l'argent est un préjugé tenace. C’est bien cela qui est en jeu dans cette séquence tournée en 2011 par ma cousine Doris lorsqu’elle a accompagné sa mère Ascia dans son village natal de Subacius. Ascia avait à peine 5 ans en juin 1941 quand les civils de la milice lituanienne (et non les soldats nazis) ont massacré la plus grande partie de sa famille, dont Cheina sa mère. Ce qu’il y a de choquant dans la scène, c’est que cette ancienne voisine d’Ascia ne s’émeut pas un instant de la voir bien vivante, tout ce qu’elle trouve à dire c’est que le père d’Ascia serait revenu à la fin de la guerre pour déterrer son or caché. Tout au long de son récit, fort peu crédible au demeurant, la voisine n’a de cesse de marteler le mot or, une véritable obsession qui choque d’autant plus que son sourire découvre deux rangées de superbes dents en or. Et moi, je ne peux m’empêcher de penser aux enfants enrôlés par les milices locales pour tasser dans les charniers les corps des Juifs. Une question glaçante me taraude : cette voisine a-t-elle été l’un de ces enfants qui récupéraient l’or des dents puis piétinaient les cadavres ? On comprend que pour les rares survivants, il n’a plus jamais été question de revenir vivre ni à Subacius ni à Vabalninkas, la bourgade voisine où mon grand-père Samuel est né. Dans cette région de Kaunas dont la population comptait avant-guerre environ un tiers de Juifs, il n’y en a plus du tout. À ce moment du film où nous sommes en compagnie de la famille retrouvée, et dans l’émotion, je ne pouvais pas développer toutes ces informations et connotations, trop longues et lourdes à expliciter. J’espère simplement que le spectateur ressentira ce qu’il y a d’inquiétant dans cette bouche grimaçante, et qu’il sera bouleversé par l’indifférence de cette femme devant une survivante. De même, j’espère qu’il ressentira ce qu’il y a d’inquiétant dans le baiser de l’autre voisine, dans son visage douloureux (marqué par le repentir ?) et dans la façon dont elle agrippe la main d’Ascia.
A partir de votre rencontre avec votre cousine Doris, une artiste performeuse, la forme de votre film n’a-t-elle pas évolué ? On dirait qu’il y a eu entre vous une vraie rencontre artistique ?
On peut dire que le film advient au fil des rencontres. Il doit certainement beaucoup à la performance de Doris qu’elle a choisi de montrer à la famille devant la caméra. Je trouve que son travail est en relation avec la transmission transgénérationnelle du traumatisme, que j’interroge aussi. Doris se met toute entière dans le cadavre d’une vache, lui arrache le cœur et se passe le cœur sanguinolent sur le visage. On peut voir un point commun entre nos démarches, d’un côté dans la façon dont Doris s’inflige une expérience pénible dans sa performance, comme pour “expier” quelque chose, et de l’autre dans la violence que je m’impose en m’exposant dans un film (alors que je suis d’un naturel timide) et en allant là-bas affronter ces contrées hostiles. Peut-être avons-nous hérité du sentiment de culpabilité de nos mères et éprouvons-nous le besoin de nous en laver. J’en ai pris conscience en regardant Doris. Mais dans ce rituel bien à elle, il y a une dimension clairement rédemptrice avec la purification par le lait dont elle se lave ensuite (son propos explicite étant, je le souligne, complètement profane, donc non profanatoire et en dehors de toute référence à l’interdiction du mélange du sang et du lait de la Bible).
Et de quoi vous sentez-vous coupables ?
Il doit s’agir du sentiment de culpabilité qu’ont eu beaucoup de survivants, un “complexe du survivant” qu’ils nous ont involontairement transmis. Quand il lui arrivait de faire allusion à la Shoah, ma mère se tordait les mains. Il était évident qu’elle se sentait coupable d’avoir laissé les siens, coupable d’avoir été impuissante, d’être restée en vie, même si elle ne l’a jamais formulé. Il y avait des douleurs enfouies qu’elle ne pouvait pas dire. La culpabilité et la douleur non dites font des ravages.
Le point de départ de votre enquête n’est-il pas ces “non-dits” ?
Il y a beaucoup de choses que ma mère ignorait, tout simplement, que j’ai apprises au fil de l’enquête. Notamment concernant mon grand-père Samuel. En fait, après plusieurs années en pension, ma mère ne connaissait pas bien son père, et elle venait tout juste de le rejoindre à Paris lorsqu’il est mort de sa belle mort de cardiaque en 1936. En fouillant sur Internet, j’ai appris que l’action de Samuel Yatzkan avait été très importante pour les Juifs d’Europe centrale et pour le rayonnement de la culture yiddish entre les deux guerres. Le Haynt (Aujourd’hui, en yiddish), journal qu’il avait fondé à Varsovie, était un quotidien à gros
tirage, très populaire mais de qualité, aussi important au plan culturel que politique.
Pourquoi cette construction délibérément non linéaire ? Y a-t-il là quelque chose qui viendrait de Perec ?
J’adore Perec mais je n’y ai pas pensé. On peut voir en effet une parenté, je suis travaillée comme lui par les questions de l’effacement des traces, la difficile reconstruction de la mémoire, la menace de l’oubli. Par exemple j’ai eu pour ce film le projet très conscient, depuis au moins vingt ans, de sortir de l’oubli mon arrière-grand-mère Chana et ma grand-mère Rebecca dont personne ne parlait quand j’étais enfant. Même si le film ne leur est pas entièrement consacré, on peut dire qu’il leur donne la sépulture qu’elles n’ont pas eue, sur laquelle j’ai déposé leurs noms. Pour ce qui est de l’art du fragment, je crois que pour moi Roland Barthes a été déterminant, et son autobiographie, Barthes par lui-même, avec ses multiples divisions, aura nourri mon film, lui aussi de forme fragmentée. Cette forme qui peut encore être qualifiée d’autofiction, est déjà à l’œuvre dans mon film Le Partage des larmes (2002), une enquête à la première personne procédant par assemblage de fragments.
Est-ce ce film sur les larmes qui vous a conduite à réaliser Les Yatzkan ?
Les Yatzkan est peut-être le deuxième volet, il remonte à la source de mes larmes. Mais il est aussi la somme de toutes mes expériences filmiques. Je bricole, j’expérimente, et ce d’autant plus qu’il n’y a pas de budget. Les contraintes, même si elles sont parfois difficiles à vivre, peuvent conduire à trouver une économie plastique. J’ai toujours aimé l’“art pauvre”, ce que je tiens aussi de ma mère qui était capable de s’extasier devant une pomme de terre germée oubliée dans un coin, un bout de carton, un papier de bonbon. Je tiens d’elle ce regard, et plus le matériau est pauvre, plus il m’inspire. J’aime donner une valeur à ce qui n’en a pas a priori, c’est comme une revanche.
On est frappé, à la vision de votre film, par une histoire racontée du point de vue des femmes. Etait-ce une de vos motivations initiales ?
Oui, incontestablement, j’ai eu dès le départ le désir de “réhabiliter” les femmes oubliées de la famille. Mais la profusion de femmes s’est d’abord imposée par les faits : mes grands-parents avaient eu cinq filles, quant à moi, j'ai été élevée par ma mère et je n’ai pas de frère. J’ai grandi dans une famille de femmes de caractère devant lesquelles on ne pouvait que s’incliner, y compris les rares garçons. Mais cela n’a pas été le cas pour la génération précédente. Ainsi, ma grand-mère Rebecca, une femme instruite qui avait reçu une formation de dentiste à Vilnius, n'a, semble-t-il, jamais pu exercer. Mariée à mon grand-père Samuel qui avait été rabbin avant d’être patron de presse, et qui, malgré des côtés très progressistes, restait un homme du XIXe siècle, Rebecca était prisonnière dans le carcan de la société d’alors, sans droit à la parole et sans autonomie. Quand la guerre éclate, elle est malade, aujourd’hui on dirait probablement en dépression. D’après les archives de ma mère, on perd sa trace en juillet 1942 dans le ghetto de Varsovie où elle a été sélectionnée par le Judenrat, la police juive, sur ordre de la Gestapo. Les malades étaient livrés en premier, elle a sans doute disparu le premier jour de la Grande Déportation, le 22 juillet 1942, et sa fille Oma, quelques jours plus tard. J’ai eu besoin de mettre au jour ce que la famille taisait depuis des décennies.
Est-ce la première fois que vous signez un film du nom de Kendall-Yatzkan ?
Oui, je tenais à ce que le film soit signé du nom de ma mère. D’autant plus qu’il n’y a plus personne qui porte le nom de Yatzkan en France. J’aurais pu signer du seul nom de Yatzkan mais dans le milieu audiovisuel, on me connaît sous le nom de Kendall. Comme je le raconte dans le film, mon père a changé de patronyme à son entrée dans l’armée anglaise pendant la guerre. Kendall est une coquille vide, le nom ne correspond à rien et on pourrait dire que je n’ai pas de nom propre, mais je suis bien Anna, fille de Tchyja, fille de Rebecca, fille de Chana… et je suis aussi Célia, petite-fille de Tsilka, la mère de mon père.
Propos recueillis par Eva Ségal, juillet 2016