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Le synthétiseur dans le rétroviseur

Le synthétiseur dans le rétroviseur
Spécialiste de l’histoire des musiques, Anaïs Prosaïc signe le portrait d’une rare femme pionnière de la musique électronique : Eliane Radigue, l’écoute virtuose. En lien aujourd’hui avec de jeunes formations électro-acoustiques, la compositrice est plus que jamais au cœur de la recherche.

La fée électricité a favorisé un fantasme sonore : l'entretien prolongé d'une sonorité dépouillée de toute interruption perceptible. Bien avant, maintenir un son se faisait sous la pression d'une panse d'animal gonflée par le souffle renouvelé du musicien. Plus tard, avec l'invention de la roue, celle-ci mise en rotation par une manivelle, le son ininterrompu ravivait ses accents nasillards. Peu satisfaite de l'apparition des premiers moteurs – préciser ici qu'ils étaient à explosion – la lutherie s’égara peu dans ces excès véloces. Enfin, l’agitation des molécules d’air résulta des impulsions du déplacement des particules et le rêve de nouveaux timbres put être expérimenté.
La maîtrise de l'électricité a été simultanée avec celles du magnétisme, du télégraphe, du téléphone, du phonographe, de la radiophonie. Il ne manquait qu'un instrument de musique après l'innovant Thérémine et la précision des ondes Martenot : il portera le nom de synthétiseur. Eliane Radigue, proche des initiateurs de la musique concrète, ne s'adonnera que peu de temps à la découpe des objets sonores facilitée par les bandes magnétiques, préférant puiser dans une continuité électronique les variations infimes propices à ses compositions déployées.
Envisager un film sur cette passionnée des longues métamorphoses d’un continuum ne devait pas être simple pour Anaïs Prosaïc, chacune des musiques dépassant la durée du métrage envisagé et ceci essentiellement sans aucune césure franche ou soudain changement de ton propice à la coupe.
Les circonstances seront pourtant favorables avec trois périodes de tournages, 2007, 2008 et 2011, coïncidant avec des séries de concerts parmi lesquels seront extraites les représentations publiques de quatre compositions. Les entretiens, les répétitions, quelques archives et les fragments de deux autres musiques complètent l’ensemble.
Depuis longtemps, Eliane Radigue a délaissé le Buchla – une lutherie électronique américaine de Donald Buchla, côte Ouest, comparable à celle de Robert Moog, côte Est (les concepteurs des premiers synthétiseurs au début des années 1960). Maintenant, elle s'éloigne de son instrument préféré, l'ARP 2500 conçu par Alan Robert Pearlman en 1970, ce large coffre percé de prises et potentiomètres colorés, et renoue avec la harpe, le violoncelle ou le cor de basset, un retour à l'instrumental instillé à la demande de Kasper T. Toeplitz, qui a obtenu – en insistant – Elemental II (2004) pour basse électrique.
Après une introduction caméra à l'épaule où tous les participants passent devant l'objectif sans qu'aucun ne soit encore identifié, la première composition filmée, Occam I (2011) pour harpe solo, est tout à la fois une création coïncidant avec la dernière période de tournage et un retour aux origines de la musicienne, son initiation à la musique ayant débuté sur cet instrument. Les œuvres données en concert s'achèveront avec Naldjorlak III (2008) pour violoncelle et deux cors de basset, par l'ensemble instrumental le plus déployé et complexe proposé dans ce tour d'horizon (Charles Curtis, Carol Robinson et Bruno Martinez), sans oublier un autre trio, plus électrique, les Lappetites (Kaffe Matthews, Antye Greie ou AGF, Ryoko Akama) et leurs laptops, leurs ordinateurs portables.

 

 

L'évocation de l'emprise des pionniers de l'art et de la musique, durant les jeunes années de cette compositrice, rare femme dans un milieu très masculin, est succincte. Dans La Fée électricité (1937) de Raoul Dufy, Athéna, Iris ou Marie Curie – de dos alors que Pierre est de face – font exception parmi la centaine de personnages représentés sur les deux cent cinquante panneaux. L'omniprésence des initiateurs, parfois autoproclamés, peut expliquer le raccourci dans le film d’Anaïs Prosaïc. Le fait de privilégier la musique est aussi une intention nécessaire. Pourtant, résumer l'œuvre de Pierre Schaeffer, par exemple, à un court extrait de télévision comparant bande magnétique et bobine de film, ou à un remerciement d'Eliane Radigue pour la découverte d'un imaginaire musical parmi les rumeurs bruitées des moyens de transport, est peut-être dû aux coûts des droits des archives confrontés au budget du film, mais passe à côté d'un potentiel ne se limitant pas au rôle respectif des femmes et des hommes en art. La sollicitation d'une écoute de l'infime, proche de celle suggérée par les phénomènes sonores les plus courants, pourrait mériter plus de variations.
Outre le drone détourné en musique, L'Art des bruits (1913) de Luigi Russolo, la musique concrète mise à l'étude dès 1948 et théorisée en 1952, la musique stochastique de Iannis Xenakis dès 1954, l'électronique selon Edgar Varèse, soumise et désirée à la fin de sa vie, les Quattro pezzi su una nota sola (1959) de Giacinto Scelsi, son influence sur la musique spectrale, les hypothèses de réduction des attributs de la composition à quelques variables discrètes et parfois essentielles se sont diversifiées durant l'ensemble du XXe siècle.
Eliane Radigue impose sa patience et sa longévité sans ajouter ses préférences ou ses orientations. Elle détaille le temps passé à transmettre à des interprètes le contrôle d'une composition signée par elle-même, tout en admettant que les musiciens sont les véritables détenteurs de l'adaptation de ses intentions à leur instrument. Posture de la maturité ou tendance très personnelle, l'effacement des origines, l'absence d'une confrontation à l'actualité et le refus des théories la distinguent de ses contemporains.
Anaïs Prosaïc saisit cette prévalence du présent en profitant d'une voiture en guise de travelling à travers la rue et ses piétons. Le défilement du temps se substitue à tout regard porté en avant, vers le futur, ou en arrière vers le passé. Passant de la route au miroir latéral, elle oppose deux réalités contradictoires, celle qui vient et celle qui s'éloigne. Le véhicule se déplaçant à la même vitesse que les autres, chacun bouge tout en paraissant immobile. En mouvement, le fond prend de l'importance. Les deux paysages suggèrent un contrepoint. Ainsi, s'éloigne dans le rétroviseur l'univers des synthétiseurs, et la matière concrète et vibrante des façades s'approche. Lorsque la caméra se désaxe et vise l’agitation contrastée du défilement, nous entrons dans cette écoute détaillée, entretenue depuis des années par la compositrice.

 

Gilles Grand (mars 2014)