Marcel L’Herbier, auteur avant l’heure ?
Le film de Marcel L’Herbier, L’Argent (1929), est considéré, à juste titre, comme une œuvre novatrice. Il a été l’occasion d’un des premiers making of marquants de l’histoire du cinéma français. En effet, pendant le tournage, Jean Dréville a filmé répétitions, travellings vertigineux, trucages, machineries, bref, l’élaboration d’une œuvre, vue depuis ses coulisses. Autour de L’Argent, tourné en muet en 1928, a été sonorisé en 1971, avec une voix de commentaire dite par Jean Dréville lui-même.
Dréville a choisi d’ouvrir son film par la grande scène torride à souhait entre Alcover et Brigitte Helm : ce corps à corps d’un homme et d’une femme fait autant penser à une scène de sexe qu’à une lutte de deux personnages antagonistes. Pourtant, ce n’est pas l’aspect que Dréville mettra le plus en avant, lui préférant la description de la fabrication de l’œuvre, dans un montage un peu cut qu’il dit devoir à l’influence d’Eisenstein et par lequel il met en valeur tous les aspects du cinéma en tant qu’artisanat.
Et c’est bien là le paradoxe passionnant du travail de Dréville : non seulement il ne s’intéresse pas spécialement à la thématique du film, mais, alors qu’il se trouve sur le tournage d’un des films les plus chers de l’histoire du cinéma français muet, il s’attache à toutes les pratiques de compagnonnage du cinéma, mettant en avant les machinos presque autant que les acteurs. Le commentaire sonore de 1971 va dans ce sens, avec une véritable jubilation qui perce dans la voice over, quand il vante les 100 000 mètres de pellicule et les 2000 figurants qui envahissent la Bourse pendant trois jours. On sent également une grande admiration pour Barsacq et Meerson qui avaient reconstruit en décors l’intérieur de la Bourse, allant jusqu’à organiser un système de pneumatiques qui fonctionnait sur le grand plateau des studios Pathé. Le plaisir de Dréville à filmer depuis les passerelles de la rue Francœur à presque 15 mètres de hauteur est évident : il se délecte visiblement à montrer l’extinction des projecteurs, un à un.
Ainsi, Dréville met en avant l’aspect collectif de la fabrication d’un film – c’est assez rare pour que l’on s’en félicite, – de manière presque vulgarisatrice, et son film peut se voir autant sous cet angle que sous celui du tournage de L’Argent. En fait, cette exaltation du travail d’équipe en arriverait presque à faire passer le film de L’Herbier au second plan : non seulement, comme on l’a déjà dit, il n’évoque que très peu le sens même de l’œuvre, mais il escamote presque la place du réalisateur.
Dréville était-il peu sensible à la notion d’auteur ? Certes, en 1928, époque du tournage, on ne saurait s’en étonner ; mais le commentaire de 1971 peut surprendre puisque, d’une part, l’école de la Nouvelle Vague est passée par là, et que d’autre part, L’Herbier lui-même s’était mis en position d’auteur, non pas sur un plan théorique mais en pratique. Il suffit de repérer le visage du cinéaste au début de Autour de L’Argent, pour le retrouver dans de multiples plans du film de Dréville, comme le cinéaste omniprésent qu’il était, au porte-voix, près des machinos devant un travelling circulaire, près des figurants, etc. Les plans pullulent, mais Dréville ne désigne nommément le cinéaste dans son commentaire que dans de rares occasions, en particulier lorsque L’Herbier travaille avec ses acteurs, faisant reprendre une scène, modelant ses comédiens, faisant presque corps avec le duo. Or, tous ces diaboliques mouvements d’appareil qui émerveillent Dréville, ces foules de figurants, sont là pour répondre au désir d’un réalisateur, pour traduire sa vision du monde ou plus étroitement, son interprétation de l’œuvre de Zola dont L’Argent est adapté. On a l’impression que Dréville filme son propre désir de cinéma, là où L’Herbier, lui, met en scène un film sur…le désir !
Sur ce sujet précisément, le film de Laurent Véray, Marcel L’Herbier, poète de l’art silencieux, arrive à point nommé. Disons tout de suite que le titre est usurpé, le film ne s’attardant pas tant que cela sur la notion de poète. En revanche, ce documentaire, pas uniquement centré sur L’Argent, présente l’intérêt certain de se focaliser sur la thématique du désir.
Quand Laurent Véray nous montre à nouveau la séquence qui ouvrait le film de Dréville, la grande scène entre Alcover et Brigitte Helm déjà citée, la sensualité de la lutte entre ces deux personnages saisit encore une fois. Quand, en deux phrases, lors d’un entretien, Noël Burch parle de l’érotisation du rapport des personnages à l’argent, on en sait long sur ce film-là. Par son montage et le choix des extraits, Laurent Véray met en valeur les plans subjectifs des regards de Saccard (Alcover) sur les jambes des femmes ; il souligne la présence du désir qui passe de l’argent au sexe dans l’œuvre de L’Herbier, et c’est justice, parce que l’on tient bien là une des grandes forces de L’Argent.
Dans une intuition pré-lacanienne, L’Herbier fait ressentir que l’argent est le “signifiant majeur” qui, circulant d’un corps à l’autre, fait transiter le désir. Du coup, les informations sur le budget colossal du film (3 millions de Francs au départ, auxquels s’ajoutent 2 millions de dépassement), les milliers de figurants, les mois de tournage ou la complexité des mouvements d’appareil prennent un sens différent.
Par ailleurs, le documentaire de Laurent Véray permet de replacer L’Argent dans la filiation d’autres films sur le désir, ceux de Stroheim par exemple, ou d’œuvres dont le personnage principal est fascinant alors qu’il incarne les valeurs du Mal (Alcover interprétant Saccard), à l’instar du héros de Forfaiture (1915) de Cecil B. de Mille que L’Herbier admirait tant.
Sur un autre plan, la description des rapports de L’Herbier avec son producteur Jean Sapene – jusqu’au fameux coup de poing entre le producteur et le cinéaste – est éclairante. Il faut dire que Sapene était très interventionniste, du scénario au tournage en passant par le découpage. L’Herbier, pour le contrer, avait essayé d’obtenir la nomination d’un administrateur qui ferait tampon entre le tycoon et lui, sans succès. Par la description de cette résistance, on comprend mieux que L’Herbier concevait la réalisation d’un film comme la création d’une œuvre d’art. D’ailleurs, la force de cette position est manifeste dans les extraits d’une conférence donnée en 1969 où l’on voit le cinéaste, certes vieilli mais toujours convaincu, défendre l’idée que l’art cinématographique n’est pas le septième des arts mais qu’il est différent. L’Herbier s’était attaché à cette légitimation dans les articles écrits pour la revue Cinéa aussi bien que dans de multiples conférences, et ce, depuis les années 1920. Cette Défense et Illustration va jusqu’à une position très forte sur la question de l’adaptation : il réclame que l’œuvre adaptée ne soit qu’un simple matériau (d’où probablement ses ennuis avec les ayants droit de la famille Zola pour L’Argent).
Face à ces documents précieux, à cette mise en valeur du sens profond d’une œuvre, on peut regretter que le documentaire de Laurent Véray n’ait pas une structure plus rigoureuse qui nous permette de mieux en comprendre le titre (“poète de l’art silencieux”) ; mais les quelques incursions autour de L’Inhumaine (1924), de l’importance de Mallet-Stevens, voire de la biographie du cinéaste, restent intéressantes. On soulignera, pour terminer, la force remarquable du commentaire musical de Martin Wheeler, dont la puissance originale s’accorde bien à l’œuvre de L’Herbier.
En tournant Autour de l’Argent, Dréville avait le sentiment de dévoiler les secrets de fabrication du cinéma, comme en témoigne le premier intertitre de son film : Indiscrétions cinégraphiques commises en cours de réalisation. En regard, les commentaires de L’Herbier lui-même méritent d’être cités 1. Il avait commencé par une injonction à laquelle Dréville s’était plié : “Vous aurez une petite caméra portative (…) et vous ferez ce que vous voudrez à condition que je ne vous trouve jamais sur mon chemin.” Et il poursuit : “Si bien que pendant toute la durée du film (au moins trois mois et demi), ce pauvre Dréville a vécu à quatre pattes : il était sous les travellings, sous les fauteuils, dans les cintres, enfin on ne le voyait jamais. Et ce qu’il a fait reste un témoignage captivant sur ce qu’était un grand film à l’époque du muet.”
Et autant laisser le dernier mot à L’Herbier sur son propre film : “L’Argent est le drame d’une communauté ; il faut donc que les forces qui luttent contre les autres soient mises perpétuellement en présence. D’où cette agitation forcenée, ces champs toujours meublés, ces va-et-vient autour de cet argent dont Zola disait qu’il est le fumier sur lequel pousse la vie.”
Carole Desbarats, décembre 2009.
1 Ces citations ne figurent pas dans les films dont nous parlons mais sont extraites d’un entretien avec Jean-André Fieschi, reproduit par Noël Burch dans Marcel L’Herbier, Cinéma d’aujourd’hui, Éd. Seghers, 1973, p.112.