Retour

Arrêt sur image - L’Archipel des âmes en peine

Arrêt sur image - L’Archipel des âmes en peine
L’Archipel des âmes en peine de Pablo Salaün et Nico Peltier s’installe à Vorkouta, ville minière du grand nord russe, au-delà du cercle polaire. Décryptage d’un photogramme extrait du film, à la 26e minute.

Dimanche de Pâques à Vorkouta, ville minière située au 67e parallèle, quelques kilomètres au nord du cercle polaire. Toute la ville ou presque marche en procession derrière un immense crucifix doré, des icônes et des oriflammes.  Des popes barbus en chasubles chamarrées ouvrent la marche. En ce jour de fête, l’Eglise, avec son mobilier, son faste et ses servants est sortie de ses murs pour prendre possession de la ville. Elle règne en majesté.

 

La caméra est posée en plan fixe au milieu de l’avenue principale à la confluence des deux cortèges qui progressent à petits pas. En arrière-plan, une ville soviétique. Rien ne distingue Vorkouta des milliers de villes russes qui, depuis la chute de l’URSS, n’ont connu que la récession : une baisse spectaculaire de la production couplée à un exode massif de la jeunesse. Les couleurs vives ajoutées à quelques façades ne parviennent pas à estomper l’uniformité des bâtiments de béton. Au premier plan à droite, un bâtiment plus récent auquel on accède par un perron. Sans connaître intimement la Russie, on remarque les fenêtres très rapprochées dépourvues de balcon qui caractérisent les immeubles de bureau. En revanche, il faut un œil exercé pour distinguer au fond, sur la façade de l’immeuble de droite, une grande fresque de style soviétique, probablement à la gloire des mineurs. Là encore, rien d’original : en Russie, il n’est pas un quartier industriel qui n’ait son lot de fresques géantes en l’honneur des sidérurgistes, des maçons, des cheminots, des chauffagistes ou des cosmonautes.

 

Revenons à cette foule emmitouflée qui répète et répètera des heures durant “Christ est ressuscité”. Ainsi le veut la tradition millénaire du dimanche de Pâques. Parmi les fidèles, beaucoup de femmes. Au premier plan, une jeune fille pousse un landau. La température encore très hivernale (– 30°C) n’effraie pas les habitants. Encore moins leurs voisins Komis et Nenets qui élèvent leurs rennes dans la toundra alentour. Les enfants et même les bébés sont de sortie.

 

Le plan qui montre cette double procession en son point de jonction a quelque chose qui rappelle le jeune cinéma soviétique. A l’envers. On voyait, drapeaux rouges en tête, des paysans qui accouraient de tous les hameaux. Cent ruisseaux de nouveaux kolkhoziens honnissant la propriété privée – celle des koulaks – venaient grossir le flot irrésistible du fleuve socialiste. Malheur à qui ramait à contre-courant du sens de l’histoire.

 

Aujourd’hui, c’est une autre procession et d’autres fidèles. Mais on pressent comme une continuité. La religion séculière, parenthèse historique, a reflué. Du fond des âges est remontée la Sainte Russie. Les deux puissances qui, hier encore, se livraient une lutte à mort pour le contrôle des âmes sont rentréеs dans le même lit.  S’il est une résurrection, c’est celle de l’indéfectible alliance entre le sabre et le goupillon. “Le naturel revient au galop” dit la langue populaire et avec lui les ardeurs du nationalisme russe orthodoxe. Un nationalisme exclusif. Naguère le grand frère étendait son bras protecteur sur les petits frères, version russe d’un colonialisme qui ne disait pas son nom.  Aujourd’hui, l’empire amputé d’un cinquième de sa gigantesque superficie se sent cerné par les dominés de naguère. Il ne fait pas bon être un cul noir, autre nom des musulmans du Caucase, ni un bridé, Bouriate, Yakoute, Kazakh, Ouzbek…

 

Mais où vont donc ces bergers et leur troupeau ? Ils pénètrent dans une ville qui doit tout au sabre stalinien et rien au goupillon des tsars. Le film le dit assez. Sans le charbon qui gisait sous la glace éternelle, nul n’aurait songé à édifier une ville dans ces confins arctiques. Sans une armée d’esclaves, aucun forage, aucun boisage, aucune extraction, aucune voie ferrée pour acheminer le minerai en Russie centrale (2431 kilomètres, 46 heures de train). Jusqu’à la mort de Staline, la ville n’a vécu que de l’exploitation forcenée d’une main d’œuvre captive. La foule des bagnards avançait à marche forcée, les sentinelles dans le dos. Devant elle, la nuit polaire, l’épuisement certain, la mort probable. Une interminable colonne d’hommes s’enfonçait dans un lointain neigeux. Dans ce film qui n’existera jamais que dans notre imagination, des dos et seulement des dos, courbés, accablés de fatigue et de malheur. A l’inverse des films épiques qui ont enflammé plusieurs générations de cinéphiles, aucun visage cadré en gros plan, aucun reflet dans des yeux brillants d’enthousiasme de l’avenir radieux promis par les tracteurs et les centrales électriques.

 

Vorkouta a poussé sur les fondations du Goulag, sur les ossements des proscrits. Dans cette procession pascale, ce sont encore des dos, certes pas accablés par l’esclavage mais résignés au pire, à l’inéluctable dépérissement de cette ville insulaire qui est aussi leur seule patrie.

 

Il y a soixante ans, on s’éreintait pour Staline, aujourd’hui, on trime pour Alexeï Morchadov. Le magnat de l’acier, s’est offert l’ancienne compagnie nationale des charbons du nord. Avec la bénédiction du pouvoir poutinien, on s’en doute. La 7e ou 8e plus grande fortune du monde selon le classement Forbes verse à ses mineurs des salaires bien en deçà de leurs rêves, tout juste suffisants pour satisfaire leurs besoins élémentaires.

Après Staline et avant Morchadov, Vorkouta a connu une forme de répit et même de prospérité dont se souviennent les plus de 50 ans. C’était le temps où l’industrie du grand nord était passée soudainement de la poigne de fer au gant de velours. De toutes les républiques soviétiques, on se ruait vers le pôle. Appâté par des salaires “gras”, des retraites anticipées, des billets d’avion gratuits, des colonies de vacances, des sanatoriums et des séjours de repos au soleil. En dépit des magouilles et des passe-droits, tout le monde était logé à la même enseigne. Quelque chose de pauvre mais, comme disent les vieux, de “décent”, avec à l’horizon, sinon le paradis sur terre, du moins le progrès.

 

La foule qui sans ferveur — on est loin des tropiques — suit sagement les popes en ce dimanche de Pâques n’espère plus grand-chose de l’ici-bas. La ville a d’ores et déjà perdu la moitié de sa population. Huit mines sur treize ont fermé. Faute d’investissements, les accidents se succèdent. Les mots nouveaux entrés dans le vocabulaire quotidien – rentabilité, compétitivité, licenciement – n’augurent rien de bon. Passé et présent se télescopent. Les petits ruisseaux font les grandes rivières mais celles-ci s’égarent dans le désert polaire. Le sens de l’histoire s’est perdu.

 

 

Anne Brunswic, mai 2018.