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Devant la parole

Devant la parole
A la fin de sa vie, le visage et la voix du critique de cinéma Serge Daney ont commencé à apparaître à l’écran, comme une saillie supplémentaire dans la discussion ininterrompue qu’il avait conduite à l’écrit, se faisant passeur entre les films et leur public. C’est à cette figure infatigable que Serge Le Péron rend hommage dans Serge Daney : le cinéma et le monde, en convoquant de multiples “morceaux de conversations” révélant les convictions et l’héritage d’une vie dévouée au cinéma.

Les critiques de cinéma s’effacent derrière leurs textes qui, intrinsèquement liés à leurs objets (les films), n’en reçoivent eux-mêmes qu’une lumière seconde. Ainsi, pour qu’une figure se dévoile dans cet exercice si lié à l’actualité et au journalisme, son mode d’approche se doit d’être loyal et singulier : c’est peut-être ce qu’on appelle le style. Dans son ultime projet de livre, Persévérance, dont il n’aura écrit qu’un chapitre et qui sera publié sous forme d’un dialogue avec Serge Toubiana, Daney présentait sa reconnaissance tardive sur un mode amusé : “Voilà, je suis resté au milieu du gué si longtemps que j’ai fini – ça m’arrive aujourd’hui – par intriguer, par faire partie du paysage, à la façon d’un épouvantail assez digne ou d’une statue d’art moderne. J’ai patiemment attendu qu’on me voie, vu l’incapacité où j’étais de me montrer.”1

Pour convoquer dans une sorte de nouveau corps le critique disparu en 1992, Serge Le Péron utilise comme fil rouge le spectacle de Nicolas Bouchaud, La Loi du marcheur (2011), qui met en scène devant un nouveau public les conversations de Daney avec Régis Debray dans l’émission télévisée Océanique, diffusée un mois avant la mort du critique. Bouchaud y interprète (dans tous les sens du terme) la figure de Daney, en insistant sur sa dimension à la fois sérieuse et spirituelle. En doublant ainsi Serge Daney, il semble lui assurer une nouvelle actualité que Le Péron va raccorder ensuite à la parole première du critique. Structuré à travers différents échanges comme autant de chapitres, le film va ainsi rapprocher la figure de Daney d’un thème privilégié, à chaque fois mis en rapport avec une personnalité dont il était proche, un critique, journaliste ou cinéaste tenant la double posture d’ancien auditeur en même temps que relais actuel de sa pensée.

 

dialogues

Constitué pour moitié d’extraits filmés où apparaît Daney (presque tous les documents audiovisuels existants y sont représentés, ce qui en fait un bon digest) et d’autre part de ces témoignages inédits, le film est ainsi en constant basculement entre évocation du passé et rappel actuel des considérations du critique sur le cinéma. Convoquer Daney à l’image et le faire dialoguer (à travers le montage) avec d’anciens amis, c’est aussi rappeler son exercice de prédilection : la discussion. Parleur intarissable ne dédaignant pas le monologue (Claire Denis raconte ainsi que lors du tournage des conversations avec Jacques Rivette3, les questions de Daney étaient trop longues pour les bobines de films !), Daney vient directement d’un monde – la cinéphilie – où, selon ses dires, l’on accepte de se taire pendant la durée d’un film pour mieux s’en entretenir avec les autres après la projection, l’écriture devenant une “autre manière de parler” lorsqu’on se retrouve seul. Benoît Jacquot : “A chaque fois qu’on parlait avec lui, on avait le sentiment de parler réellement et d’entendre une parole qui se disait pour la première fois, qui du coup faisait apparaître nos films (si on en faisait) ou telle situation comme neuve.

Manière de construire de la pensée par la parole : le film de Serge Le Péron semble justement vouloir présenter un Daney restant théoricien en situation de parole, et en introduisant le spectacle de Nicolas Bouchaud, il vérifie en quelque sorte que les textes (le premier texte de Daney, Un art adulte4, y est lu) aussi bien que les paroles “improvisées”, conjecturées en direct, gardent la même logique de fonctionnement. Bouchaud l’énonce lui-même : “Brecht dit : la pensée est le plus grand divertissement de l’espèce humaine […]. Le théâtre est une bonne loupe pour vérifier ces choses-là.”

 

praxis de la pensée

Le film – autant que celui qu’il évoque – semble tenir à une conception pratique du cinéma, où le discours cinéphile ne vise pas une analyse purement esthétique, mais engage ceux qui la suivent à justement “tenir parole”, et considérer que l’acte de montrer est indissociable d’une éthique de l’image. Pour Nicolas Philibert, Daney reste l’homme qui (lui) pose cette question essentielle à la création : “Est-ce qu’on a le droit de filmer comme ça ?”

Si les apports de Daney semblent si substantiels aux cinéastes interrogés, c’est parce qu’ils se posent à la fois comme analyse et pédagogie : Daney a cette volonté de passer (selon ses propres mots) ses idées, mais aussi une vision globale de l’histoire du cinéma et donc de son état actuel. Ainsi, de même que Daney avait constitué son regard (et sa morale) de cinéphile grâce à un texte fondateur de Jacques Rivette sur Kapo de Gillo Pontecorvo5, le réalisateur Bertrand Bonello raconte avoir “appris le cinéma” via les critiques de Serge Daney dans le journal Libération des années 1980-1990, textes qui fonctionnaient comme autant de boussoles pour s’orienter dans la masse des films. Cette capacité de Daney à cartographier le cinéma dans son ensemble tient à la fois à sa curiosité inlassable envers les créations tout azimut de son époque (et notamment celles de pays lointains, en Asie ou en Afrique, où le cinéma restait une activité méconnue en France), mais aussi à sa manière de sans cesse raccorder les films à un “état du cinéma, qui serait aussi un état du monde” (comme le relève Olivier Assayas).

Apprécier, via le prisme cinématographique, toute expérience vécue ou représentée à travers l’économie générale des images permet à Daney d’ouvrir sa pensée au-delà du domaine circonscrit aux films proprement dit. Il écrit sur la télévision, par exemple (sa célèbre chronique Le salaire du zappeur), ou sur le tennis (des textes dont Marguerite Duras dira qu’ils étaient ceux d’un véritable écrivain). Jean Hatzfeld (grand reporter et spécialiste du tennis à Libération) en témoigne : “Serge s’intéressait à l’échange, pas seulement intellectuel ou psychologique, mais surtout corporel”. Manière encore une fois d’insuffler au sein de la pensée une part proprement physique, matérielle.

 

 

 

le marcheur

Daney ne faisait pas qu’apercevoir l’état du monde à travers les films. Grand voyageur et marcheur infatigable, il aimait écumer les villes étrangères, entremêlant son goût du cinéma (qu’il liera irrémédiablement à l’urbanité dans un de ses articles6) au sentiment d’altérité imparable offert par les pays étrangers. Le cinéma crée un “pays supplémentaire” sur la carte du monde (scène primitive pour Daney que cette rencontre avec l’atlas de géographie), mais il fonctionne aussi comme un monde plein, un “cinémonde” (le mot est de Benoît Jacquot) que le critique ne cesse de peupler de films et de cinéastes.

Sans cesse à l’affût des cinématographies étrangères, Daney a ainsi permis à des cinéastes méconnus tels que l’israélien Amos Gitaï, le géorgien Otar Iosseliani, l’égyptien Youssef Chahine ou le portugais Manoel de Oliveira d’obtenir une reconnaissance française, à l’époque même où leur travail était peu apprécié (voire carrément censuré) dans leur pays d’origine. Daney était aussi capable de raccorder plusieurs pays entre eux à l’intérieur du domaine cinématographique, et de postuler, par exemple, une filiation entre l’iranien Abbas Kiarostami et le chef de file du néoréalisme Roberto Rossellini. Olivier Assayas, cinéaste mais aussi critique spécialiste du cinéma asiatique considère pour sa part Daney comme un premier explorateur du cinéma d’arts martiaux, sachant repérer immédiatement les quelques auteurs singuliers.

Autre pratique de voyage : celle des cartes postales. Serge Le Péron évoque ces cartes postales comme autant d’images publiques (proches de celles des films classiques pour leur versant “témoignage objectif”) avec leur verso privé (ce point de vue écrit, comme une critique) : une pratique visant encore une fois à prolonger un dialogue complice à partir des images. Il en envoya plus de 1800 à sa mère, constituant une sorte de journal extime (comme le disait Michel Tournier) de voyage.

 

enfance et histoire

Mais le goût certain de Daney pour la transmission sous toutes ses formes n’a pas pour unique coordonnée le sentiment d’étrangeté géographique (voyages ou cinémas), il concerne aussi l’histoire, celle où l’individu et les événements qui le dépassent sont intrinsèquement liés. Si, alors persuadé qu’il va mourir, Daney commence à raconter son histoire à Régis Debray ou Serge Toubiana en commençant par son enfance, c’est que celle-ci a aussi à voir avec le monde d’après la Seconde Guerre mondiale.

Ce retour sur mémoire entamé dans les années 1980, comme beaucoup d’autres intellectuels après les désillusions gauchistes, concerne doublement Daney en tant qu’individu cinéphile : c’est la naissance du cinéma moderne (néoréalisme) – menacé en cette fin des années 1980 par la télévision (un extrait de Sous le vent de Robert Kramer l’entend dire que la télévision à beaucoup à voir avec l’occupation – celle de la vie quotidienne, celle culturelle américaine, celle du temps d’antenne…) ; et les années d’après-guerre sont aussi celles de la découverte métaphysique de l’horreur nazie. Daney, né en 1944, ne peut que trouver dans le cinéma “son lieu”, lui dont le père jamais connu fut déporté avant sa naissance il ne l’apprit que très tard, – lui qui fut emmené très tôt au cinéma par sa mère et sa tante.

Le lien évident qu’il tisse avec Jean-Luc Godard, préparant alors ses Histoire(s) du cinéma et qui filmera l’un de leurs entretiens,7 est bien celui d’une conception de l’histoire du cinéma concomitante avec l’histoire des hommes. Daney y rajoute la sienne propre, reconstruisant en quelque sorte une mythologie intime dont il sait confusément qu’elle servira pour l’avenir (comme testament) ses propres thèses sur le cinéma, thèses qu’il ramasse tout entières avec la vitesse stupéfiante qui préfigure la mort.

Dans le film de Serge Le Péron, Jean Douchet (lui-même grand critique, le premier à recruter Daney aux Cahiers du cinéma) cède quelque peu à la mythologie daneyenne en vogue aujourd’hui en le reliant directement à André Bazin en tant que figures tutélaires de la critique française. Là où il n’a pas tort, c’est dans ce rapport viscéral et expansif de l’écriture partagé par Bazin et Daney, qui n’ont cessé de s’adresser – via une pensée explicitement théorique rédigée sur un mode critique – au plus grand public possible à travers tous les formats de presse. Mais en associant pour le meilleur et pour le pire le cinéma à l’histoire du siècle, Daney offre au cinéma une portée morale que Bazin avait travaillée de manière peut-être plus abstraite. Grâce à cet apport, Daney, pur critique, est celui qui aura le plus accompagné les cinéastes8, alliant à la pensée critique du “voir” le geste physique de “montrer”.

 

Pierre Eugène (mars 2014)

 

1 Persévérance, éditions P.O.L, 1994.

2 Trois émissions diffusées sur FR3, les 4, 8 et 15 mai 1992, réalisées par Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin, puis réunies en un seul film : Itinéraire d’un cinéfils.

3 Pour Jacques Rivette, le veilleur, cf. catalogue Images de la culture.

4 Un art adulte, Visages du cinéma n°1, 1962.

5 De l’abjection, Cahiers du cinéma n°120, 1961.

6 Ville-Ciné et Télé-Banlieue, in Cité́s-Cinés, catalogue de l’exposition coordonné par Lise Grenier, IFA, assisté́e d’Aurélie Akerman et Catherine Boulègue, coéd. Grande Halle de la Villette/Ramsay, Paris, 1987.

7 L’entretien est restitué en partie dans l’épisode 2a : Seul le cinéma.

8 Serge le Péron énonce que Daney n’a pas réalisé de films, c’est presque vrai : outre un court métrage peu aimé et perdu, Daney aura réalisé un film de montage, La Preuve par Prince (1990), selon Jean-Paul Fargier dans son article Daney, dans la revue en ligne Débordements.