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Pasolini, une voix qui dérange

Pasolini, une voix qui dérange
Ludwig Trovato est réalisateur de nombreux documentaires sur l’art, la littérature ou la danse. Au Sénégal, il a travaillé à l’élaboration d’émissions télévisées pédagogiques au sein de l’Institut Diambars. Tourné en 1984 (et remonté en 2007), Pasolini, la langue du désir réunit moins de dix ans après son assassinat les proches du cinéaste (amis, acteurs, écrivains et réalisateurs) qui tentent une analyse de son œuvre. Entretien avec Ludwig Trovato.

Au fil d’entretiens, Pasolini, la langue du désir évoque la crise traversée par le cinéaste les dernières années de sa vie. Dix ans à peine après sa mort, ses amis témoignent de sa désillusion et de sa lutte désespérée contre l’évolution de la société italienne (ses articles parus dans la presse seront repris en 1976 dans les recueils Écrits corsaires et Lettres luthériennes). En cette période d’émancipation des années 1970, Pasolini percevait derrière la libération sexuelle une nouvelle forme de fascisme induite par la société de consommation : un conformisme hédoniste rendant le plaisir obligatoire au mépris de la singularité du désir. Déjà en 1965, dans le documentaire Comizi d’Amore, Pasolini faisait peser un soupçon sur les réformes visant à améliorer le bien-être des Italiens : l’autorisation du divorce ou l’interdiction des maisons closes, sans résoudre “le problème sexuel”, brisaient l’ordre traditionnel pour en imposer un nouveau. L’espoir d’un changement était trahi par une mise aux normes cachée sous une “fausse tolérance”. En 1975, Pasolini, qui avait fondé sa vie et son œuvre sur le désir de l’autre, abjura la sensualité de ses propres films pour réaliser Salò, allégorie d’une société sadique qui pousse à la jouissance en détruisant toute altérité. Cette destruction, il en avait fait l’expérience à travers les attaques liées à son homosexualité et la disparition de la culture populaire des borgate, quartiers de Rome auxquels il avait consacré ses premiers romans et ses premiers films. Ce fut son dernier cri d’alarme, il fut assassiné quelques semaines après la fin du tournage.

 

Comment est né Pasolini, la langue du désir ?

C’est le premier film que j’ai réalisé en 1984, je sortais tout juste d’une école de cinéma. J’en ai fait un nouveau montage en 2007 d’une durée d’une heure trente, à la demande d’Images de la culture. La version originale fait dans sa totalité quatre heures vingt. La Maison de la culture André Malraux de Reims, qui venait de monter un atelier de production audiovisuelle, m’avait proposé de tourner un film sur Pasolini, dans le cadre d’une semaine de culture italienne. Je suis parti tourner à Rome avec Jean-Luc Muracciole (qui a réalisé les entretiens) sans savoir exactement ce que nous allions faire. Nous avions pris contact avec Laura Betti et Ninetto Davoli. À partir de là se sont organisés des rendez-vous avec Bertolucci, Moravia et d’autres, qui nous ont reçus très chaleureusement. Nous sommes revenus avec une trentaine d’heures de rushes. Au cours du montage, j’ai trouvé qu’il manquait des choses autour de l’affaire Théorème, nous sommes donc partis en Belgique pour rencontrer des gens de l’Office catholique international du cinéma (OCIC).

 

Pourquoi la controverse autour du prix décerné à Théorème par l’OCIC, dans le cadre du festival de Cannes de 1968, vous a-t-elle parue si importante ?

Tout d’abord Théorème est une œuvre charnière dans la filmographie de Pasolini, mais il est simplement incroyable que l’OCIC ait remis un prix à un tel film. Cela a provoqué un scandale. Dans la version courte du documentaire, j’ai enlevé ce qui concernait les Cahiers du cinéma, qui détestaient le film de Pasolini, notamment Serge Daney et Pascal Bonitzer, qui ont écrit des articles terribles. Je crois qu’il y en a un qui s’appelle Le désert rose. Même si Daney est revenu là-dessus, ils ont probablement été dérangés alors par la dimension homosexuelle du film, et sans doute par sa dimension spirituelle. C’était une époque très matérialiste…

 

Peut-être que la tension entre marxisme et mystique chez Pasolini s'accordait mal avec la critique ?

Complètement. Un intervenant qui ne figure pas dans la version courte, Michel Estève, rapprochait Pasolini de Simone Weil et évoquait la double tentation chez lui du marxisme et du sacré. Lorsque Pasolini a été invité à l’université de Vincennes par Maria-Antonietta Macchiocchi, juste avant Salò, ça s’est également très mal passé avec les étudiants. Ils n’avaient pas oublié le texte sur mai 68 où Pasolini disait que les étudiants étaient des fils de bourgeois, tout en défendant les policiers fils d’ouvriers. Ce texte est disponible dans le recueil Écrits corsaires. Sa prise de position contre l’avortement était également mal perçue.

 

Ces thèses semblent réactionnaires, mais Pasolini s’attaquait essentiellement à la rhétorique de l’époque et à la bonne conscience bourgeoise. Il n’appelait pas la restauration d’un ordre passé, qu’il jugeait répressif, mais tentait d’alerter l’opinion publique sur la confusion entre les valeurs de la société de consommation et l’aspiration à un réel progrès social.

Pasolini était souvent à contre-courant. Ces textes, très singuliers, éclairent toujours notre présent, mais pour cela, il faut dépasser la caricature. Certains articles des Écrits corsaires, notamment Le discours des cheveux et le texte sur l’avortement, ne sont pas habités par des thèses réactionnaires. N’oublions pas l’audace de Pasolini lorsqu’il évoque d’autres pratiques sexuelles pour éviter la grossesse, et des alternatives à l’hétérosexualité.

 

Vous avez tourné le film à peine dix ans après la mort de Pasolini.

En Italie, ses proches comme les gens des borgate étaient encore dans l’émotion de sa mort. La Fondation Pasolini n’existait pas encore, Laura Betti était en train de la créer à l’intérieur de la Fondation Gramsci, où nous l’avons interviewée. La Fondation Pasolini avait pour mission de récupérer les copies des films, d’en racheter les droits, ce qui n’était pas évident à l’époque. Salò était toujours interdit en salle. Laura Betti a fait un travail formidable.

Les gens des borgate, ces quartiers populaires de la périphérie romaine qui ont commencé à se développer au début des années cinquante, adoraient Pasolini, ils en étaient restés pour la plupart aux premiers films et aux premiers romans, nous disant que Pasolini y parlait de leur vie, qu’il était très proche d’eux, etc. Chez les intellectuels et les cinéastes comme Ettore Scola, qui en parle très bien dans le film, il y avait un sentiment de culpabilité. Scola regrettait de l’avoir laissé se débattre seul dans l’arène politique. Selon Giovanna Marini, Pasolini ne supportait plus du tout la situation politique italienne qu’il dénonçait sans arrêt dans la presse. En faisant cela, évidemment, il s’exposait dangereusement.

 

L’atmosphère politique et sociale avait-elle changé en Italie depuis sa mort ?

L’Italie n’avait pas beaucoup changé, elle continuait à évoluer dans le sens décrit par Pasolini : uniformisation de la pensée, pouvoir galopant de la petite bourgeoisie nivelant tout par le bas, dérive de la télévision… Ce qui a changé depuis l’époque où j’ai tourné le film, c’est qu’on en sait un peu plus sur son assassinat. Parallèlement à la fondation, Laura Betti se battait pour une révision du procès. Elle n’était pas du tout satisfaite du jugement rendu par les magistrats et aujourd’hui il s’avère que c’était un crime organisé, même si on ne sait pas par qui. Par plus d’une personne en tout cas.

 

Pasolini était-il une menace pour la société italienne ?

Une menace, c’est un peu fort… une voix qui dérange. Il prenait la parole. C’était un homme libre qui parlait à la première personne. Dans le film, Scola dit qu’il faut remonter au Zola de l’affaire Dreyfus pour trouver un engagement comparable chez un intellectuel. Il n’était pas dangereux pour la société italienne, mais il en était sa mauvaise conscience.

 

Dans Comizi d’Amore, Pasolini demande à Moravia de définir le scandale. Moravia répond que celui qui se scandalise voit dans ce qui est différent quelque chose qui menace de détruire sa personnalité. La vie de Pasolini est semée de scandales.

Les attaques, les insultes et les procès ont été de tout temps très nombreux à l’égard de Pasolini. Cela depuis son exclusion du parti communiste pour homosexualité jusqu’à son dernier film, Salò. Mais lui aussi attaquait parfois les gens sur leur physique. Quand il parle de la poésie d’avant-garde italienne, il pointe la laideur d’Eduardo Sanguineti, qui selon lui reflète celle de sa pensée. Le corps était très important pour Pasolini. Son propre corps aussi, qu’il exerçait sur les terrains de foot avec ses amis des borgate. Il n’hésitait pas à se battre quand on le provoquait.

 

 

Votre film fait le portrait d’un Pasolini éminemment contradictoire.

Le panel de personnages qui parcourt le film est assez représentatif des contradictions pasoliniennes : il était l’ami aussi bien d’un jésuite comme le père Fantuzzi, que de Moravia, de Ninetto et des gens des borgate, ou de Laura Betti avec toute son extravagance. Son œuvre littéraire et cinématographique est pleine de contradictions entre ses choix politiques et sa tentation du sacré. Pour tous les croyants, L’Évangile selon saint Matthieu est un film magnifique, pourtant, quand Théorème a reçu le prix du jury de l’OCIC, cela a fait scandale. À la fin de sa vie, il a abjuré la sensualité des Mille et une nuits pour se tourner vers Sade et réaliser Salò. Il est passé d’un optimisme énorme à un pessimisme absolu.

 

Quelle a été l’importance d’Accattone, son premier film, à sa sortie ?

Comme l’explique Laura Betti, l’exposition des gens des borgate dans une grosse production n’avait rien d’évident. Le film devait au départ être produit par Fellini qui s’est retiré. La nouveauté d’Accattone, c’est ce style très particulier qui détonnait dans le cinéma des années soixante, tout de suite après le néo-réalisme, en Italie un cinéma de comédie, en France les débuts de la Nouvelle Vague. Accattone est très rigoureux, on sent une maîtrise extraordinaire. Pasolini avait déjà travaillé dans le cinéma comme scénariste (pour Bolognini, Bertolucci), mais pas en tant que réalisateur. Il était sûr de ce qu’il voulait rendre même s’il ne connaissait pas beaucoup la technique du cinéma. Il a inventé sa propre grammaire, en mettant en opposition des plans très serrés avec des plans larges, en cassant les conventions, par le travail du montage, l’utilisation de la musique, le mélange de sacralité et de réalité. Il a eu l’audace de s’intéresser à des gens auxquels on ne s’intéressait pas forcément, les voyous des borgate…

 

Comment Pasolini a-t-il découvert les borgate ?

C’est une histoire antérieure à Accattone. Alors qu’il vivait dans la région du Frioul où il était instituteur et déjà un poète reconnu, un peu avant les années cinquante, Pasolini a été exclu du parti communiste pour homosexualité. Il a quitté la région avec sa mère, pour aller s’installer à Rome. C’est à cette époque qu’il a découvert les gens qui vivaient dans les borgate, bidonvilles et quartiers très populaires situés dans les faubourgs, où il rencontrera Ninetto Davoli. Ces gens, qui venaient de Naples ou du Sud de l’Italie, s’étaient retrouvés là pour des raisons économiques, soit qu’ils n’avaient pas de travail, soit qu’ils en cherchaient. Pasolini était attiré par les corps des jeunes borgatare et par la langue qu’ils parlaient. Cela a donné des romans, Ragazzi di vita et Une Vie violente, qu’il a écrit avec l’aide de Sergio Citti, qui deviendra son assistant et scénariste. Sergio Citti connaissait très bien le milieu et la langue des borgate, il lui servait de guide et de dictionnaire. Pour Pasolini les borgate répondaient à un désir esthétique, idéologique et sensuel. La transformation ou la disparition de cette population et de ces quartiers par la suite a été un bouleversement terrible pour lui.

 

À propos du film, Laura Betti dit que c’était la première fois qu’on voyait la réalité

Les films comme Accattone et Mamma Roma ont été tournés entièrement à partir de la vie de ces gens. Tout se passe dans leur quartier, avec eux. Chez Rossellini, il y avait déjà un peu de ça : lui aussi avait montré une certaine réalité, mais c’était chaque fois des rencontres, des croisements de milieux sociaux, c’était la bourgeoisie qui découvrait un autre univers comme dans Europe 51. Chez Pasolini, c’est uniquement la réalité des borgate qui est montrée et qui fait le sujet du film. Mais ce n’est pas tellement en cela que Pasolini est original. Lorsque Visconti tourne La terre tremble dans un village de pêcheurs en Sicile, ce sont des pêcheurs siciliens parlant le dialecte qui jouent les personnages. L’originalité de Pasolini ne réside pas tant dans la réalité qui est montrée que dans son traitement. Même s’il montre certains aspects du réel, Pasolini n’est jamais réaliste.

 

C’est ce que Moravia appelle un réalisme bizarre. Très vite, les films de Pasolini vont prendre une tournure plus allégorique, comme dans Théorème, Œdipe ou Salò. Salò reste difficile à comprendre si on ne connaît pas le discours qui soutient le film : le choix de projeter Sade dans le fascisme pour refléter la société de consommation contemporaine n’est pas évident à déchiffrer.

Ce sont des films plus difficiles d’accès, comme son théâtre dont on parle moins : Orgie, Bête de Style ou Porcherie. Salò reste un film difficile à voir. Même si on voit quantités de films plus violents les uns que les autres, Salò demeure insoutenable. Longtemps, je me suis demandé pourquoi il l’était, alors j’ai coupé le son. Quand on coupe le son, ça passe très bien, même les images les plus horribles, on peut les supporter. C’est le texte dans Salò qui nous inquiète. Enfin il ne s’agit pas seulement de ce qui est dit ou montré, mais de ce qui a été possible : on ne peut pas regarder Salò sans penser à l’horreur des camps de concentration.

 

Pasolini assimile la société de consommation au fascisme, disant que les avancées sociales qu’elle propose, améliorer le bien-être et le confort, dissimulent un conformisme répressif qui détruit la diversité des cultures comme celle du sous-prolétariat des borgate, ou les différences au sein de la société.

Ce qu’a fait la télé italienne est lamentable : quand je retourne dans des endroits reculés de Sicile aujourd’hui, tout le monde regarde les mêmes émissions débiles parlées dans un italien vulgaire qui tue les dialectes. C’est une forme d’acculturation, de nivellement. C’est dramatique, parce que l’Italie a toujours été régionaliste, avec des particularités très fortes, et c’est en train de changer dans un sens très négatif. Ce n’est pas l’idée du communisme, d’une nouvelle unité. Pasolini n’avait pas tout à fait tort de parler d’un nouveau fascisme. Après il est allé un peu loin. Il a tenu des positions radicales, il était même contre l’école obligatoire.

 

Dans votre film, Siciliano et Moravia mettent l’accent sur l’esthétisme de Pasolini. Siciliano le compare à un décadent attiré par la beauté négative des bouches édentées de ses personnages. Moravia parle d’une déformation intellectuelle de Pasolini qui regarde les sous-prolétaires comme les pauvres de l’Évangile. Cette dimension esthétique est-elle en contradiction avec l’engagement politique ?

Je pense que Pasolini a eu du désir pour le corps des jeunes borgatare et qu’il a justifié cette attirance idéologiquement. Chez Pasolini, c’est souvent de l’intuition ou du désir que naît la théorie. Quand ces jeunes des borgate se sont assimilés à la société bourgeoise, qu’ils ont commencé à changer physiquement, que les classes se sont mélangées après 1968 et qu’il devenait plus difficile de distinguer un fils d’ouvrier d’un fils de bourgeois, en Italie comme en France, Pasolini s’est tourné vers le Tiers-Monde, comme en témoignent Les Mille et une nuits et ses documentaires sur l’Inde et l’Afrique.

 

Pour Pasolini, le désir a une signification politique autant qu’esthétique. Au fondement de son être au monde, de sa poésie, de ses romans, de ses films, il y a toujours ce désir ou cet amour qui le conduit vers l’autre. En ce sens, il est plus proche de la doctrine chrétienne que du marxisme. Il y a une très belle citation dans votre film qui évoque cela : “C’est cela le cinéma, ce n’est rien d’autre que d’être là dans la réalité, tu te représentes à moi et moi je me représente à toi.” On pense au documentaire Comizi d’Amore, qui a pour sujet l’amour justement.

Comizi d’Amore est un film extraordinaire parce que là on voit tout l’amour de Pasolini pour les gens dans la manière dont il pose des questions aux enfants, même si les questions ont été doublées au montage. Avec des questions tout à fait anodines, il arrive petit à petit à des choses étonnantes. La citation que vous rappelez éclaire tout le cinéma de Pasolini. L’écriture cinématographique a été pour lui un modèle pour analyser le monde et le rapport au monde. Cela va au-delà du cinéma. Lorsqu’il dit ailleurs que la vie est un long plan séquence interrompu par la mort, que c’est la mort qui accomplit le montage de la vie, il suffit d’appliquer cette idée à sa propre vie pour voir que – malheureusement – tout se tient, que sa mort, sans dire qu’il l’a cherchée, est emblématique. Ce n’est pas anodin qu’il ait eu cette mort-là.

 

Propos recueillis par Sylvain Maestraggi, février 2008