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Théâtre des mémoires

Théâtre des mémoires
Cinéaste, critique et acteur, entre autres dans deux films de Jean-Claude Biette, Pierre Léon consacre à son ami cinéaste un Biette Intermezzo quelque huit ans après sa disparition. Sans doute le temps nécessaire pour se poser la question du portrait filmé en l’absence du sujet, et celle de surexposer par l’image une personnalité discrète. Entretien avec Pierre Léon.

Comment est venue l’envie de faire ce film ?

J’étais très lié avec Biette, depuis très longtemps, et quand il est mort soudainement en 2003, ça a été un choc pour tout le monde. L’idée de faire ce film est venue d’un seul coup, je me suis dit pourquoi pas moi, pourquoi je n’aurais pas quelque chose à faire sur lui ; mais – et je pense que c’est ce qui m’a empêché de le faire avant – s’est posé le problème du portrait. Le documentaire, pour moi, n’a pas vraiment de sens, j’ai toujours filmé ce que j’avais envie de filmer. Mais là j’avais une difficulté en plus, je faisais un film sur quelqu’un de mort, ce qui devient très compliqué, car il n’est pas là, physiquement. C’était un discours indirect. On avait très peu de choses sur lui. J’ai mis quelques images car je trouvais qu’il était beau, et que c’était parlant de voir sa tête. L’autre problème du portrait est le suivant : comment livrer dans la même démarche la relation personnelle qu’on a avec quelqu’un et ce qu’on se doit de livrer au spectateur ? Quelque chose d’à la fois objectif et personnel. Il est évident pour moi que Biette est un cinéaste très important, mais le problème est aussi que ses films ne sont pas connus. Je fais donc un film sur quelqu’un dont presque personne ne connaît les films.

 

Alors comment présenter Jean-Claude Biette aux spectateurs ?

C’est un film un peu étrange dans le sens où je ne veux pas expliquer qui est ce cinéaste, les gens se débrouillent, et j’appelle ce film Biette 1, et non pas Biette cinéaste. Il y a eu beaucoup de discussions à ce sujet, mais les spectateurs n’ont qu’à faire un effort. C’est à nous d’être généreux avec les films et pas l’inverse. La version courte est concentrée sur Biette cinéaste, car je lisais toujours “Biette, critique, cinéaste”. Mettons les choses enfin à l’endroit, c’est un cinéaste. Un grand critique, soit. Mais si on veut lire les textes de Biette et s’apercevoir que c’est un grand critique, personne n’a besoin de moi pour le dire. En revanche, essayer de dire “il faut que vous voyiez ses films car il y a quelque chose”, ça peut faire partie de mon travail.

 

Pourquoi insister sur Biette le cinéaste ?

Au tournage, il y avait une volonté de ma part de ne pas laisser de côté le Biette critique. J’ai filmé beaucoup de ce côté-là, et j’ai quasiment tout enlevé des deux versions, car je me suis rendu compte que quelqu’un qui raconte ce qu’il pense, c’est beau ; mais quand c’est quelqu’un qui raconte ce qu’un autre pense, ça devient universitaire et pas très intéressant. Et dans ce film, ça ne marche pas. Les personnes interrogées étaient très bien pourtant, ils connaissaient bien Biette : j’avais demandé à Serge Bozon de potasser et de m’expliquer le concept du “cinéma filmé”. Serge l’a très bien fait, mais lorsque je suis arrivé au montage, ça n’avait pas d’intérêt : ce n’est pas la voix de Biette et il faut sa voix pour en parler. De la même manière, j’ai beaucoup tourné sur Biette et sa passion pour la musique mais n’ai rien gardé, ce que l’on m’a reproché. Il aimait beaucoup Stravinsky, c’est une chose. Moi aussi je peux raconter ça, je peux dire tout ce qu’on aimait avec Biette. Mais ça devient un truc de geek, de cinéphile, un jeu qui peut être intéressant à filmer, mais ça ne marche pas. Je n’ai pas dit que c’était impossible, mais en tout cas je ne sais pas le faire et j’ai tout enlevé. Je me suis rendu compte que le plus difficile était ce rapport à établir entre moi vivant, et un mort, un ami mort. Je l’ai donc accompagné, en filmant les gens que j’avais envie de voir, d’entendre, et qui pour moi comptaient dans la compréhension de Biette. Les autres, je ne les ai pas filmés. Ce sont des choix très personnels, il n’y a aucune prétention à l’objectivité. Je n’ai pas concrètement pensé à ces choses, je n’ai rien théorisé. Et ce qui a pu être un déclencheur, sinon l’envie – car je ne sais pas si j’avais vraiment envie de faire ça – c’était peut-être une constatation plus générale, moins personnelle qu’historique : il me semblait, au moment où j’ai entrepris ce travail, qu’il y avait eu toute une période de l’histoire du cinéma, récente, qui avait été escamotée.

 

Par exemple, l’histoire des films Diagonale produits par Paul Vecchiali ?

Pas seulement. Pour moi, c’est plus large : en gros, le cinéma des années 1970. Diagonale n’est qu’une partie des choses, j’y inclus aussi par exemple les films de Rivette de cette époque-là, ceux d’Adolfo Arrieta, de Laszlo Szabo, de Pierre Zucca. Il y avait une façon de faire les films qui était très différente de la Nouvelle Vague. Il y a ceux que j’ai appelés un peu bêtement la “génération perdue” (quand je dis génération c’est générique, ils n’ont pas du tout le même âge) : des gens qui ont été extrêmement proches des Cahiers du Cinéma, qui y ont pour la plupart écrit, arrivés entre 1962 et 1964. Et tous ces cinéastes se sont inscrits en opposition dialectique avec la Nouvelle Vague, avec le même capital cinéphilique, et en même temps une volonté presque idéale de faire du cinéma populaire. Ils se situaient sur un terrain plus politique : en essayant de concilier différents langages, de trouver de nouvelles façons de raconter des histoires.

 

Des restes politiques de Mai 68 ?

Je ne pense pas, 1968 c’était loin. J’avais l’intuition – qu’un jour Biette a confirmée dans un entretien – que 1968 était la fin de la Nouvelle Vague. Et le rapport politique, je le voyais plus dans la façon de faire des films que dans les sujets. Ce sont des gens qui, pour moi, opéraient précisément (ce que j’ai toujours eu envie de faire et de voir) sur un rééquilibrage entre le sujet apparent et le sujet réel d’un film, en essayant surtout de se débarrasser de ce chantage au sujet – d’autant plus qu’à l’époque, la fiction de gauche était très présente. Et surtout, parce qu’arrivait cette nouvelle offensive, dans la critique et le cinéma, qu’on avait appelée “la nouvelle qualité française” – quelque chose que j’ai ressenti très violemment. J’ai tout de suite compris que c’était la fin, l’arrivée de Coup de torchon de Tavernier [1981], Garde à vue de Claude Miller [1981]… C’est l’alliance de l’industrie et du cinéma, le fameux truc de l’époque Lang, et l’histoire actuelle avançait dans ce sens avec Reagan et Thatcher. 

 

 

Et au même moment, Biette proclame dans un entretien : “L’argent d’abord, le scénario ensuite !” Pour moi, c’est ça la politique : ces gens-là s’opposaient périodiquement à la façon “correcte” de monter un projet, de respecter la chaîne : une sorte de retour à un cinéma préindustriel. Peut-être est-ce un idéal, une utopie, mais c’était peut-être la seule façon pour eux, intuitivement – là je les englobe tous – de raconter des histoires qui montrent, témoignent d’une partie de la société dont jamais personne ne rend compte. C’est un cinéma extrêmement audacieux. En outre, Biette, par rapport à la Nouvelle Vague, ne fait pas un cinéma référentiel. Le rapport au spectateur est très différent. Le côté potache appartient vraiment à la Nouvelle Vague ; chez les Vecchialo-biettiens, on est plus proche du calembour, en jouant beaucoup sur une déformation de la réalité et sur une déformation du langage. Je suis de la génération d‘après et je décris cela depuis mon ressenti critique, mais j’ai très bien vu comment ce cinéma a été empêché de continuer dans les années 1980 avec l’arrivée de la nouvelle génération française, qui elle, s’est directement raccordée à la Nouvelle Vague. La génération de Biette s’est fait prendre en étau dans une période de restauration.

 

Jean Narboni dit dans votre film que Biette avait la phobie des groupes, qu’il n’a jamais subi la “contamination” de groupe. Pourtant, vous l’avez rencontré dans un groupe, et vous avez dû reconstituer ce groupe pour le film.

J’ai essayé de reconstituer ce que je savais. Ce n’est pas un groupe, plutôt les rayons d’un vélo. Ce sont des rapports bilatéraux que Jean-Claude avait avec certains. Mais ces personnes ne se connaissaient pas entre elles ou du moins ne se voyaient pas ensemble avec Biette. C’était assez étrange l’enterrement de Biette, il y avait un monde fou, tout le monde se demandant : “Il connaissait autant de gens que ça ?” On se connaissait depuis vingt ans les uns et les autres, sans jamais savoir qu’on fréquentait Biette. Les groupes, c’est une fausse idée, ça n’existe pas au cinéma. Je préfère l’idée de troupe à groupe, car on travaille ensemble et on se dissout après.

 

Il y a beaucoup de similitudes avec vos autres films, même si le sujet est différent.

Je ne m’en rends pas compte quand je le fais, mais une fois le film terminé, je me suis dit que j’avais encore fait quelque chose sur une communauté. Ça va de films en films, cette manière d’éclater l’espace par exemple, où l’on ne sait pas où se passent les choses. Et puis je me suis dit qu’il était à peu près tourné comme L’Idiot [2009]. Les gens sont tous un peu dans leur coin, et le film est monté comme ceux de Welles, qui faisait le champ au Maroc et le contrechamp à Venise. Organiquement, ça répond aussi – je le dis d’autant plus facilement que je n’y ai pas pensé du tout – au problème même du sujet, le sujet Biette, un sujet éclaté, et très secret. Quelqu’un qui parle avec chacune des personnes qu’il connaît, jusqu’au bout : il n’y a aucune relation superficielle, elles sont toutes profondes, mais toutes cloisonnées. Comme dit Sylvie Pierre : “Une forteresse avec une entrée pour chaque ami, mais bon il faut avoir la clé quand même.” Ça rejoint aussi Barbe Bleue 2. Faire Biette Intermezzo a été pour moi la source d’une réflexion tout à fait nouvelle sur Biette, qui s’est retrouvée en sous-texte. Elle peut être invisible, mais à un moment donné, j’ai compris que Biette, c’était Barbe Bleue. Il a une barbe bleue qui ne se voit pas, comme dans sa pièce. C’est quelque chose que je n’ai pas voulu mettre en avant, parce que c’est un peu gros. Disons que c’est un fil qui a traversé le montage, avec ses portes où se cachent les gens, d’où ils ne sortent pas. Mais tout cela je l’ai gardé pour moi, parce qu’il n’y a pas de théorie à en tirer. Cela a joué sur ma compréhension de Biette, ce rapport à Browning et Tourneur, sur ces idées de la différence et du secret. Barbe Bleue, c’est quelqu’un qui est différent, mais je pense que Biette était un Barbe Bleue en positif. Il y avait plusieurs portes et derrière ces portes, ce ne sont pas des cadavres mais des gens vivants, et dialectiquement c’est la même chose.

 

Propos recueillis par Pierre Eugène, septembre 2011.

 

1 Il existe une version longue, 109’, intitulée Biette.

2 Barbe Bleue est une pièce de théâtre écrite par Jean-Claude Biette, puis retravaillée pour une mise en scène de Christine Laurent, à Lisbonne en 1996, avec Luis Miguel Cintra. Biette a filmé les répétitions, et quelques-unes de ses images se retrouvent dans le film de Pierre Léon. A la fin de Biette Intermezzo, Pierre Léon a aussi reconstitué un extrait de la dernière scène, interprétée par Pascal Cervo, Françoise Lebrun et lui-même.