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Toute une vie

Toute une vie
Tout le cinéma de Chantal Akerman est traversé par un sentiment profond de l’altérité, qui travaille aussi bien l’économie de la narration que le corps même des films, entre documentaire et fiction, entre fiction et comédie musicale, entre film et installation vidéo, entre littérature et photographie enfin. Avec I don’t belong anywhere, Marianne Lambert signe un portrait émouvant de la cinéaste, quelques mois avant sa disparition.

A la manière des cinémas de Jonas Mekas, Boris Lehman ou Chris Marker, le cinéma de Chantal Akerman inscrit la figure du décentrement comme l’une de ses figures cardinales, creusant l’espace de la narration, alors que l’écriture dessine les contours d’un pacte autobiographique, l’expression de l’intime. La Chambre (1972), Hôtel Monterey (1972), News from Home (1977) ou Histoires d’Amérique (1989) portaient déjà à sa perfection la définition d’un cinéma comme  espace ouvert, comme regard sur un territoire, comme un territoire du regard et de l’image, à la narration aléatoire.

D’Est (1993), Sud (1999) et De l’autre côté (2002), films voyages et films élégies, mettent  en exergue la question du cinéma, du voyage dans l’Histoire, du territoire des images. Dans l'une de ses installations, Maniac Shadows (2012), Chantal Akerman fait du film un espace distributif renouvelé et une caisse d’enregistrement de la réalité, en temps réel, dans la continuité de son précédent film, Là-bas (2006). L'œuvre est composée d’écrans démultipliés à l’agencement désynchronisé, déployé à la manière d’une régie de contrôle filmant systématiquement le quotidien de la cinéaste durant l’été.

La recherche du temps constitue l'objet essentiel du cinéma proustien de Chantal Akerman. La Captive (2000) d'(a)près Proust et La Folie Almayer ( 2012) d'(a)près Conrad, sont des films d'ombre qui mettent en scène des maisons, des architectures, la forêt et la jungle, en autant de plateformes qui installent un cadre pour l'interprétation. A la manière de la folie, la maison et la jungle sont des figures de l'intériorité qui ouvrent sur le monde. Les mondes de Proust et de Conrad sont des univers sans limites, portant le paradoxe de ces focales contradictoires : du très loin au très près.

 

 

Le film de Marianne Lambert, réalisé avec la complicité et la participation active de la cinéaste, éclaire de part en part la trajectoire artistique de Chantal Akerman ainsi que le récit de sa vie. Réalisé en 2015, au moment de la gestation du film No Home Movie ─ les deux films sont présentés à Locarno en août 2015 ─ I don’t belong anywhere est le récit au présent d'un parcours fort de quarante ans de travail et d'engagement en faveur d'un cinéma exigeant, de films, d'installations, de livres, de textes de théâtre. La cinéaste occupe la place du personnage principal, qui décrit, commente, expose le travail du cinéma, dans la perspective choisie par Marianne Lambert d'une autobiographie à distance et pudique, au tempo juste.

Le film procède par courts chapitres qui sont l'occasion de portraits de paysages, de villes, de maisons : les lieux de Chantal Akerman. L'essai, le journal, les lettres, sont des formes qu'adopte son cinéma depuis les origines en faisant de l'adresse à l'autre leur motif principal. I don't belong anywhere constitue à son tour une ultime lettre cinématographique où la cinéaste, en regard caméra ou présente par sa voix hors-champ, dialogue avec elle-même, avec Marianne Lambert, avec le spectateur. Le film est un journal-voyage construit selon une grande fluidité de la narration, à travers des histoires de lieux, des histoires d'œuvres. De nombreux extraits de films – La Chambre, Saute ma ville, Je Tu Il Elle, Jeanne Dielman, News from Home, Histoires d'Amérique, Toute une nuit, Les Rendez-vous d'Anna, D'Est, La Folie Almayeur, jusqu'à No Home Movie ponctuent le récit principal. Des témoignages d'acteurs et amis, comme  Aurore Clément, viennent préciser le haut niveau d'exigence artistique et la précision de son travail. Alors qu'elle monte No Home Movie avec Claire Atherton, elle livre sa dernière leçon de cinéma, en s'exprimant sur le mystère toujours renouvelé à ses yeux de la question de la durée d'un plan dans l'économie du montage. 

Pascale Cassagnau (février 2017)