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Feux inextinguibles (Hommage à Harun Farocki)
En décembre 2012, Jean-Luc Godard accordait un entretien au magazine suisse d’économie Bilan, dans lequel il revenait sur une idée qu’il a souvent défendue : la capacité du cinéma à opérer comme un instrument d’étude sociale, à l’instar du microscope dirigé sur un groupe de bactéries par le biologiste. A la fois en tant que phénomène – le rassemblement d’une équipe dans laquelle se joue en miniature et dans un temps limité toutes les relations présentes à grande échelle dans la société – et comme instrument de vision qui permettrait de juger sur ce que l’on voit et pas simplement sur des mots, le cinéma aurait une valeur d’expertise largement sous-estimée.
On peut dire que cette vocation d’expertise du cinéma a été largement explorée par Harun Farocki, tout au long de son œuvre. Une œuvre considérable – plus de 90 films, et, depuis le milieu des années 1990, de nombreuses installations – brutalement interrompue par la mort du cinéaste en 2014. Une œuvre complexe, éminemment critique, qui a évolué d’une position militante radicale dans les années soixante à une attitude plus détachée, plus anthropologique, de la volonté de changer le monde à celle d’observer ses changements, avec le souci constant de rendre aux images une lisibilité que leur déferlement et leur instrumentalisation à des fins de persuasion ou de divertissement menacent constamment.
On a souvent comparé Farocki à Jean-Luc Godard pour son recours au montage comme instrument critique, et Farocki a écrit sur Jean-Luc Godard un livre dont il n’existe pas de traduction en français 1, mais il suffit de voir Le Rapport Darty, film de Godard, donné comme exemple d’expertise aux journalistes de Bilan, pour mesurer les écarts de méthode entre les deux cinéastes. Commandé par le patron des établissements Darty qui se plaignait de gagner trop d’argent et de ne plus savoir quelle était l’identité de son entreprise, Le Rapport Darty (1989, de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville) a soulevé l’indignation de son commanditaire : il n’y comprenait rien. Si le cinéma pour Godard à l’ambition d’établir des rapports de mots, de sons et d’images qui permettent de rendre le monde intelligible, sa démarche profondément subversive vise à saper les représentations établies. Par le montage, il cherche la déflagration poétique capable de secouer le spectateur et semble rappeler les activités les plus routinières aux exigences de la création artistique (que vient faire Gauguin chez Darty ?).
Toute tentation poétique est absente du cinéma de Farocki. Il appartient à une tradition critique, que l’on peut faire remonter à Brecht et Benjamin, qui considère que face à la collusion du politique et de l’esthétique, il faut prendre parti pour l’un ou pour l’autre. Au lyrisme, Farocki préfère l’ironie, et l’absence de toute aura donne à ses films un caractère clinique. Plus qu’au rayonnement d’une image, toujours suspecte de faire écran, de cacher la réalité du monde, il s’intéresse aux processus techniques, sociaux et politiques dans lesquelles elle est impliquée. Ainsi quand Godard réalise en 3D des films qui mettent à l’épreuve le potentiel poétique de cette technologie nouvelle 2, Farocki observe et compare patiemment depuis plusieurs années les avancées de l’image de synthèse dans les industries du jeu vidéo et de la guerre.
image écran
Il est assez troublant qu’une œuvre aussi analytique que celle de Farocki, aussi sobre dans sa forme, commence par un geste d’une rare violence. En 1969, le cinéaste réalise Feu inextinguible, un pamphlet contre l’utilisation du napalm au Vietnam par l’armée américaine. Le film s’ouvre par un discours d’Harun Farocki en personne expliquant au spectateur qu’il serait vain de lui montrer des images des victimes du napalm pour le convaincre de résister à sa production. Problème de représentation. Comment faire ressentir au spectateur les désastres du napalm sans éveiller un sentiment de rejet ? Sans que l’image des victimes ne demeure une simple image, lointaine, révocable ? Sur quoi il saisit une cigarette et se brûle l’avant-bras. Cet acte contient en lui-même tout un réseau de significations qui ne cesseront d’irriguer l’œuvre de Farocki.
Dans la suite du film, un enchaînement de saynètes explique comment l’industrie chimique sépare les secteurs de production pour rendre invisible la fabrication du napalm aux yeux de ses employés. Le contact direct de la cigarette sur la peau dans la continuité du plan s’oppose à cette séparation insidieuse entre le visible et le réel. Témoigner de cette séparation, de la dématérialisation du rapport au monde qui empêche toute prise de conscience, dénoncer les intentions qui la motivent et restaurer un rapport organique au réel, ce sera l’objet des films à venir.
La collection Images de la culture en compte huit, dont le dernier Sauerbruch Hutton Architekten (2013), qui donnent un aperçu assez diversifié de cette œuvre et à partir desquels on peut établir trois tendances ou trois orientations : les films appartenant au projet inachevé d’un “Bilderschatz”, sorte de thésaurus d’images, les films-essais qui proposent une contre-histoire des techniques, et les films sociologiques ou films d’observation, proches du cinéma direct.
Passionné par les dictionnaires, Harun Farocki a souvent évoqué le projet d’un thésaurus d’images, répertoire critique du cinéma classé par thème et dont il existe au moins deux, si ce n’est trois entrées : main, usine et révolution. L’Expression des mains (1997) et La Sortie des usines (1995) se proposent d’explorer la représentation de la main et du travail d’usine au cinéma, à travers le montage comparé et l’analyse de séquences empruntées au cinéma hollywoodien (Fuller, Lang, Chaplin), au documentaire (les frères Lumière) et au film de propagande (films soviétiques et nazis). Peut-être est-ce dans ces films que Farocki se tient au plus près de Godard, non seulement par la mise en scène du montage, mais surtout par l’idée, proche de celle d’Histoire(s) du cinéma 3, que le cinéma a raté son rendez-vous avec l’Histoire. S’il cherche à établir le sens des images comme on le ferait avec des mots dans un dictionnaire, Harun Farocki insiste particulièrement dans ces deux films sur la réticence du cinéma, échec ou refus, à représenter le travail d’usine et à prendre acte de la disparition du rôle de la main dans le monde industriel. On retrouve là l’expression de la méfiance du réalisateur à l’égard des images qui opèrent comme des vecteurs idéologiques et font écran à la réalité, tant qu’elles n’ont pas été soumises à la critique.
production/destruction
Si Vidéogrammes d’une révolution (1992) n’appartient pas de manière stricte au projet de “Bilderschatz”, il résonne néanmoins fortement avec cette réflexion sur les rapports entre image et Histoire, que ce soit l’histoire du siècle ou celle du présent. Réalisé avec Andrei Ujica, ce film s’attache en effet à reconstituer la révolution roumaine de 1989, non pas à partir des images d’actualité (on voit tout de suite comment la télévision roumaine essaie d’occulter les événements), mais à partir de films amateurs, réalisés durant les jours d’insurrection par des citoyens roumains. Plus qu’avec Jean-Luc Godard, c’est avec les films de Chris Marker que ce film révèle des affinités, notamment par la nature du commentaire, comme les deux suivants, que l’on peut regrouper dans la catégorie du film-essai.
Tel qu’on le voit (1986) et Images du monde et inscriptions de la guerre (1989) forment en quelque sorte un diptyque. Ils se présentent tous les deux comme une contre-histoire de la révolution industrielle ou du moins une déconstruction de l’idéologie du progrès. Les deux films utilisent un dispositif similaire de banc-titre où défilent des photographies et des illustrations que vient commenter le réalisateur en voix off. Tel qu’on le voit explore déjà le thème de la disparition de la main dans le travail industriel et propose une généalogie des techniques informatiques à partir de l’invention du métier à tisser, point de départ de la révolution industrielle. Fidèle aux thèses exposées dans Feu inextinguible, vingt ans plus tôt, il dénonce la complicité de l’industrie et de la guerre, critique que l’on retrouve dans Images du monde et inscription de la guerre. A partir de l’histoire de la photographie, et d’une étude comparée entre les images aériennes d’Auschwitz prises par l’armée américaine et les images produites par les nazis eux-mêmes, le film s’interroge sur les rapports au sein du monde industriel entre conservation et destruction. C’est à partir de ce film que Farocki a développé sa réflexion sur les “images opératoires”, images qui ne sont pas produites pour l’œil mais qui entrent dans un protocole de production ou de contrôle, comme celles des missiles téléguidés ou des caméras de surveillance 4.
Tout en s’efforçant d’alerter les spectateurs sur le remplacement de l’homme par la machine dans la société industrielle, remplacement qui conduit à une dématérialisation du monde et à une déresponsabilisation des individus, Harun Farocki a réalisé d’autres films dans lesquels c’est l’interaction entre les individus qui est au premier plan. Parmi ces films quasi anthropologiques, on peut compter La Vie RFA (1990), Zum Vergleich (2009) et Sauerbruch Hutton Architekten.
un processus dialogué
Dans ces films, plus de commentaire, il s’agit d’observer. Le jugement est suspendu. Zum Vergleich (En comparaison) est le plus proche des thématiques précédentes. Au Burkina Faso, en Inde, en France, en Allemagne et en Suisse, Harun Farocki filme les techniques employées pour la fabrication des briques. Méthodes traditionnelles, méthodes héritées du colonialisme ou d’anciennes pratiques industrielles, méthodes ultramodernes et presque entièrement automatisées. Les usines d’Allemagne sont des espaces séparés où les machines fonctionnent toutes seules et les quelques ouvriers restant sont assignés à des tâches de contrôle, tandis qu’en Inde et en Afrique, c’est une société entière qui s’affaire autour des chantiers, brassant tous les âges et tous les savoir-faire et dans une porosité complète avec l’environnement.
La Vie RFA est uniquement composé de scènes jouées par les membres de différents corps de métiers dans des situations de stage ou de formation. Ces jeux de rôle préfigurent l’intérêt que Farocki manifestera bientôt pour la simulation informatique et les univers de synthèse exploités par l’armée américaine pour l’entraînement et la thérapie des soldats 5. On y voit sages-femmes, policiers, commerciaux, serveurs, militaires, essayer de se prémunir contre les risques de l’existence et donner ainsi une représentation (plus ou moins comique) de tous les aspects de la vie sociale.
Enfin Sauerbruch Hutton Architekten est une plongée dans la vie d’une agence d’architecture berlinoise (surtout connue pour ses constructions en Allemagne et en Angleterre). Tout en pouvant faire penser aux documentaires de Frederick Wiseman, ce film reste fidèle aux enjeux qui sont propres à l’œuvre de Harun Farocki, en particulier rendre visibles les processus de production et montrer les rapports entre l’image et le réel. Etrangement, l’imagerie informatique, qui tient aujourd’hui un rôle considérable dans la conception architecturale, n’occupe qu’une place très marginale dans le film. Et si nous voyons plusieurs projets passer de l’état de maquette ou de plan, donc d’image, à celui de construction réelle, les étapes auxquelles nous assistons mettent plutôt l’accent sur les facultés d’imagination et de négociation des protagonistes 6.
Toute la question ici est celle de la création. Une création qui n’est ni un cheminement individuel ni une manifestation spontanée, mais un “processus dialogué” dans lequel entre une multitude d’acteurs. Au cours de ce processus, l’image est sans cesse soumise à discussion, mise à l’épreuve du langage, pour aboutir à une décision collective satisfaisante qui n’est pas exempte de compromis. Le “nous” employé par le directeur de l’agence (“voulons-nous ceci ?, aimons-nous cela ?”) amène à s’interroger sur la communauté qu’il désigne, sur la rationalité qui anime cette communauté et sur le monde qu’elle construit.
Ainsi, tout en luttant par ailleurs contre la dématérialisation du monde, Harun Farocki semble s’être intéressé dans cette série de films à différents secteurs de la société où le monde s’élabore, dans une relation complexe entre langage, image et production. Non plus pour attaquer de front le système, mais pour établir les éléments d’une distanciation. Pour que l’on puisse voir, dialoguer, prendre position. Sous la forme d’un prototype de chaise, réapparaît même dans Sauerbruch Hutton Architekten le travail manuel, dont Farocki a longtemps déploré la disparition.
Sylvain Maestraggi (février 2015)
1 Speaking about Godard, conversation entre Harun Farocki et Kaja Silverman, New York University Press, 1998.
2 3X3D (2013) et Adieu au langage (2014).
3 Histoire(s) du cinéma, de Jean-Luc Godard, 1988-1998, 8 épisodes, de 26 à 51’.
4 Voir La guerre trouve toujours une issue de Harun Farocki, in HF/RG, catalogue d’exposition, éd. Black Jack/Galerie nationale du Jeu de paume, 2009. L’étude des images opératoires occupe une place essentielle dans l’œuvre de Farocki après la diffusion à la télévision d’images filmées par des missiles téléguidés durant la guerre du Golfe (Auge/Maschine, 2001).
5 Notamment dans Serious Games (2010), série de quatre courts-métrages.
6 Parmi les films d’Harun Farocki qui ont pour objet la négociation et la production de l’espace public on peut citer Die Schöpfer der Einkaufswelten (2001), sur la création des centres commerciaux, et Nicht ohne Risiko (2004), sur les négociations entre un entrepreneur et des investisseurs.
A voir :
A lire :
Reconnaître et poursuivre, d’Harun Farocki, sous la direction de Christa Blümlinger, Théâtre typographique, Courbevoie, 2002.
Remontages du temps subi. L’Œil de l’histoire 2, de Georges Didi-Huberman, éd. De Minuit, Paris, 2010.