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Itinéraire d'une pensée sur les images en mouvement

Itinéraire d'une pensée sur les images en mouvement
Après Jean-Luc Godard, le désordre exposé (2012), Céline Gailleurd et Olivier Bohler signent Edgar Morin, chronique d’un regard, un portrait du penseur sous l’angle de son rapport au cinéma. Entretien avec les réalisateurs.

Nonagénaire au sourire éclatant, Edgar Morin déambule dans les rues de Paris ou parmi les vitrines du musée du Quai Branly, scrute les écrans de la Deutsch Kinemathek et longe ce qui reste du mur de Berlin, avant de se mêler aux danseurs d’un orchestre de rue à Kreuzberg.

Partout les images affluent et le mouvement de la pensée s’impose. Pour faire le portrait d’Edgar Morin en penseur du cinéma, les deux réalisateurs, Céline Gailleurd et Olivier Bohler, ont compris qu’il fallait d’abord le suivre ou le mettre en situation et que les lieux, les objets et les images feraient naître le récit de son itinéraire en cinéma, des films de son enfance au chercheur (l’un des premiers) sur le cinéma, en passant, bien sûr, par le cinéaste de Chronique d’un été (réalisé avec Jean Rouch en 1962).

Pari réussi : Morin ici semble aller lui-même à la rencontre de son passé et de sa pensée sur notre relation mythique aux images, pensée que chaque plan du film illustre, réactive, et finalement actualise dans un dispositif très convainquant de surimpressions, de projections, de circulation entre archives, textes et témoignage au présent.

L’objet de ce documentaire, qui adopte apparemment la forme de la chronique en recueillant des faits successifs, est bien de montrer la place centrale que le cinéma occupe dans le travail théorique d’Edgar Morin, lui qui commentait ainsi son premier livre sur le cinéma, Le Cinéma ou l’Homme imaginaire (1956) : “J’étais inspiré par l’idée, déjà complexe et récursive, de comprendre la société à l’aide du cinéma tout en comprenant le cinéma à l’aide de la société 1.” Mais le philosophe ajoutait avoir été “aussi poussé par quelque chose de plus intime, la fascination de [s]on adolescence, et [s]on sentiment adulte que le cinéma est beaucoup plus beau, émouvant, extraordinaire que tout autre représentation”.

Et le film de Céline Gailleurd et d’Olivier Bohler, bien plus qu’une simple illustration pédagogique de la “pensée complexe” théorisée par Morin, donne à voir et à entendre cette expérience de cinéma, forcément complexe, médiatisée mais aussi intime, spéculative mais aussi pratique, racontée mais aussi immédiate, en un mot vécue. La chronique fait fi de l’espace et du temps – et même de la chronologie qui pourtant lui sert dans l’ensemble de guide  ̶  pour laisser la place à une plongée au cœur d’une vie traversée de part en part par le cinéma, vie racontée et filmée ici au travers, littéralement, des images de cinéma qui l’ont mû et ému.

Saluons le parti-pris esthétique de Edgar Morin, chronique d’un regard qui dresse le portrait du penseur par une mise en forme qui fait écho aux concepts qu’il a développé dans ses ouvrages sur le cinéma, où tout commence par les ombres et la lumière (Le Cinéma ou l’homme imaginaire), par la projection qui renvoie l’homme à un imaginaire peuplé de spectres, de doubles, et d’idoles dont il entretient le culte (Les Stars, 1957). Au fil des espaces traversés, Paris, Berlin et musées – ces derniers relevant, soulignent Céline Gailleurd et Olivier Bohler, d’une “mise en scène” qui place le visiteur “dans une situation proche de celle d’un spectateur de cinéma” ̶  le film organise des remontées d’images du passé qui viennent se mêler à l’ici et maintenant du portrait, par la projection – réelle, c’est-à-dire sensible, palpable, l’image projetée venant se poser sur une autre mais ne la recouvrant pas totalement comme l’aurait fait l’incrustation  ̶  sur des murs d’immeubles de la ville, par la surimpression convoquant les images et les textes évoqués, par la prolifération des reflets et des écrans au sein de l’image, par le montage enfin, qui fait par exemple dialoguer le jeune Morin des rushes non-montés de Chronique d’un été avec le Morin d’aujourd’hui.

Dédoublement qui renvoie là encore à sa pensée sur le cinéma, à ce qu’il appelle l’“hyperprésence” des gens qu’on voit sur l’écran, à l’intensité de la relation sensible qui s’engage avec eux, Morin se prêtant ici volontiers, avec gourmandise même, au jeu organisé par les auteurs qui veut qu’il devienne lui-même une partie des images dont il parle et sur lesquelles il a écrit.

Il faut évoquer enfin la façon dont les textes du philosophe sont convoqués pour cet itinéraire à travers sa pensée sur le cinéma. Lus par Mathieu Amalric, la voix de l’acteur n’est pourtant pas seulement “voix off”. Son apparition au début et à la fin du film, plongé dans la lecture –silencieuse, mais pourtant entendue  ̶  des textes de Morin en font un autre double de celui-ci : il est à la fois son porte-parole et sa voix intérieure, le passeur de ses écrits et l’incarnation de sa pensée, une image mentale et pourtant matérielle, s’inscrivant elle aussi par projection au cœur des images du film. Peut-on imaginer plus bel hommage, plus merveilleuse illustration – comme par projection-identification  ̶  de la pensée de Morin sur le cinéma, lui qui “nous offre le reflet, non seulement du monde, mais aussi de l’esprit humain” 1 ?

 

Emmanuel Dreux (février 2017)

 

 

1 Edgar Morin, Le Cinéma ou l’Homme imaginaire, Paris, Editions de Minuit, 1956 (1ère édition).

 

 

 

Entretien avec Céline Gailleurd et Olivier Bohler

 

Qu’est-ce qui vous a séduit dans la pensée d’Edgar Morin ?

C.G. : Edgar Morin est surtout connu aujourd’hui du grand public comme un penseur attaché aux grandes problématiques sociétales et politiques de notre époque. On ignore bien souvent qu’il a été le premier chercheur au CNRS à faire du cinéma son objet d’étude, faisant ainsi entrer de plain-pied le cinéma dans le champ des disciplines universitaires, avant d’initier, avec Jean Rouch et grâce à Chronique d’un été, cette révolution que fut le Cinéma Vérité.

O.B. : Nous souhaitions en outre montrer que cet intérêt pour le cinéma, loin d’être anecdotique, a au contraire joué une place essentielle dans la formation de sa pensée, de sa culture, y compris politique et sociale, entretenant ainsi un lien profond avec le reste de son œuvre. Dans son adolescence, le cinéma a servi à l’éclosion de sa pensée politique, avec les grands films soviétiques, les films sociaux français, les films pacifistes allemands ou américains. Après-guerre, avec L’Homme imaginaire et Les Stars, l’étude du cinéma lui a permis d’initier une démarche nouvelle qui annonce la “pensée complexe”, en croisant les disciplines et les savoirs – et plus particulièrement la sociologie, l’anthropologie et l’ethnologie. Le passage à la réalisation avec Jean Rouch en 1960 pour Chronique d’un été permet à cette pensée de s’incarner dans un objet, qui va d’une part bouleverser le cinéma et, d’autre part, conduire Edgar Morin vers un nouveau tournant de sa pensée, qui se recentrera sur l’humain et la ques­tion de la compréhension, qui sont entre autres les fondements de La Méthode.

 

 

 

Sur quels principes esthétiques avez-vous bâti Edgar Morin – Chronique d’un regard ?

C.G. : Nous avons eu la chance d’accompagner Edgar Morin durant deux ans, et nous avons pu constater qu’il est sollicité aux quatre coins du globe pour expliquer sa pensée sur l’état actuel du monde. Nous souhaitions donc mettre en scène ce mouvement, cette circulation, qui s’accordait avec son idée de traverser les disciplines et de refuser les cloisonnements. Plus qu’un portrait, nous avons ainsi rêvé un itinéraire, jalonné par des décors particuliers : salle de projection, rues de Paris et de Berlin, moyens de transports, et surtout deux musées, la Deutsch Kinemathek et le musée du Quai Branly. Les musées sont des lieux très cinématographiques, porteurs d’art et de mémoire, mais aussi de beaucoup d’imaginaire. Ils sont donc particuliè­rement propices au surgissement de la pensée.

 

Votre film frappe parfois par son onirisme. A quoi cela est-il dû ?

C.G. : Malgré nos moyens souvent assez réduits, nous essayons toujours de parler de cinéma selon des principes eux-mêmes cinématographiques, en travaillant les décors, la lumière, les couleurs, le montage... Pour retranscrire avec une certaine justesse la pensée d’Edgar Morin, ainsi que sa personnalité, et surtout en rendre l’émotion, cela ne nous aidait pas de nous en tenir au réel. Il nous fallait aller plus loin, trouver des lieux forts, jouer des raccords, et faire que sa personnalité, ou ses thèmes, fassent corps avec le film.

O.B. : Nous nous sommes par exemple inspirés des grands concepts développés par Edgar Morin dans Le Cinéma ou l’Homme imaginaire et Les Stars, comme la projection, les doubles, les fantômes, les masques, les ombres, qui sont tous très visuels, pour appuyer sa parole et créer un univers autour de lui.

 

Les images d’archives, souvent projetées sur les murs, participent de ces partis pris formels ?

O.B. : Le film croise des archives filmiques, photographiques, documentaires ou fictionnelles très variées, à l’intérieur desquelles les rushes de Chronique d’un été possèdent un statut particu­lier. Le travail de montage, avec Aurélien Manya, a été essentiel, car nous souhaitions établir un contrepoint entre les mots d’Edgar Morin et ces images, comme deux lignes mélodiques s’enrichissant l’une l’autre. Nous avons donc essayé d’explorer plusieurs axes pour présenter ces images, en travaillant soit le montage, soit la superposition, soit la projection sur des dé­cors réels.

C.G. : Cela nous permettait de développer l’aspect critique, poétique, métaphysique de la pensée d’Edgar Morin. Les nombreuses surimpressions, qui confrontent plusieurs strates d’images, offrent de ressentir le temps, l’accumulation des souvenirs d’un homme qui, à 93 ans, a presque traversé un siècle entier. Les projections sur les immeubles de Paris ou Berlin, elles, font surgir le cinéma et l’imaginaire à l’intérieur du paysage urbain, pour le peupler de fantômes. Ces présences spectrales sont, pour Edgar Morin, l’origine même de sa fascination pour l’image cinématographique. Elles rappellent aussi qu’étudier le cinéma est un acte socio­logique, une façon de parler de notre société.

O.B. : On nous demande souvent si ces projections sur les façades sont des incrustations : ab­solument pas ! Nous les avons faites avec notre excellent et infatigable chef-opérateur, Denis Gaubert, depuis des balcons ou des terrasses. Il fallait que ce soit émouvant, étonnant, sen­sible. Comme l’écrivait James Joyce dans Portrait de l’artiste en jeune homme : “Un portrait n’est pas une pièce d’identité, c’est plutôt la courbe d’une émotion.”

 

Pourquoi avoir choisi de tourner à Paris et à Berlin ?

C.G. : Ces deux villes servent de toile de fond car elles représentent les deux pôles essentiels de la culture européenne d’Edgar Morin, qui viennent compléter ses racines méditerranéennes. Dans la capitale allemande sont abordés les thèmes essentiels de la représentation des ouvriers, la fraternité des peuples, et le cinéma comme instrument de rédemption. A Paris, et en particulier au musée du Quai Branly, nous sommes revenus sur son goût pour les représentations, les ombres, les doubles, les esprits, les origines mythiques du cinéma.

 

Plutôt que des extraits de Chronique d’un été, vous montrez des rushes du tournage. Comment y avez-vous eu accès ?

O.B. : En 2011, Florence Dauman, qui dirige, après son père, Argos Films, a fait numériser les 17 heures de rushes de Chronique d’un été. A partir de cette matière, elle a réalisé un documentaire, Un Eté + 50, dans lequel elle a fait intervenir les protagonistes de l’époque. C’est grâce à elle que nous avons eu accès aux rushes de 1960, qui permettent de revisiter le travail d’Edgar Morin et Jean Rouch.

C.G. : Dans ces rushes, on voit aussi bien la France de l’époque, les risques pris par les protago­nistes en s’exposant à la caméra, que l’excitation des deux réalisateurs face à la nouveauté du son synchrone, ainsi que toutes leurs tentatives de se livrer au jeu de l’autoanalyse, en questionnant eux-mêmes les résultats de leur travail en cours de tournage.

 

Après la tentative infructueuse de collaboration avec Henri Calef sur L’Heure de la vérité, en 1963, Edgar Morin ne participe plus à aucun film ?

C.G. : Il a collaboré à plusieurs reprises à des émissions du Service de la Recherche de l’ORTF pour des sujets autour du Cinéma Vérité, et il a eu, pour la télévision, des projets ambitieux comme celui basé sur de grands entretiens avec d’autres penseurs. Mais cela ne s’est pas concrétisé. Toute la démarche d’Edgar Morin s’oppose à la notion de spécialisation : il ne pouvait en rester au cinéma. Cela ne l’empêche pas, aujourd’hui encore, d’être un cinéphile attentif, surtout de films étrangers, latino-américains ou asiatiques. Mais ce qui nous intéres­sait, c’était de montrer en quoi l’étape intellectuelle et créative du passage par le cinéma faisait partie intégrante de sa réflexion. Son intérêt pour le cinéma comme objet d’étude répond à des préoccupations en lien avec le monde et la société de l’époque, et sa démarche intellectuelle se forme en grande partie au contact de cet objet.

O.B. : La pratique même du cinéma lui a permis d’aller vers des ailleurs très différents. Par exemple, c’est parce qu’il a pris l’habitude de conduire des entretiens enregistrés en son direct avec Chronique d’un été qu’il s’est servi ensuite du magnétophone pour sa grande en­quête sociologique de La Métamorphose de Plodémet, en 1967. Donc, même quand le cinéma n’est plus là explicitement dans son travail, il continue de l’irriguer.

 

Entretien extrait du dossier de presse réalisé à l’occasion de la sortie du film en 2015.