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Ce qui s'est perdu et ce qui se voit
Le projet Nuclear Nation s’est-il imposé à vous immédiatement après la catastrophe du 11 mars ? Pensiez-vous déjà en faire une série ?
Quand la catastrophe protéiforme du 11 mars est survenue, j’en ai été profondément ébranlé comme la plupart des Japonais et suis resté pendu aux informations pendant des jours. Mais peu à peu, j’ai commencé à éprouver un certain agacement en constatant les différences qu’il y avait entre les informations japonaises et étrangères – françaises ou américaines. La fusion du réacteur avait beau être avérée dans les médias étrangers dès le 12 mars, le gouvernement et Tepco ne l’ont reconnue qu’en mai, et de mauvaise grâce. L’information avait donc deux mois de retard. Concernant les zones à évacuer aussi : alors qu’ici on disait de partir à ceux qui vivaient dans un rayon de 20 kilomètres à partir de la centrale Fukushima 1, le gouvernement américain préconisait un rayon de 50 miles (80 kilomètres). J’ai fini par me demander si le gouvernement japonais ne cherchait pas à dissimuler ou à minimiser la gravité de l’événement (et ces doutes étaient tout à fait fondés). A partir de quelle distance était-on en sécurité ?
Mais alors qu’on restait sans aucune donnée fiable, j’ai appris que les habitants de Futaba, où se trouve la centrale, avaient fui à 250 kilomètres de là. De tout le département de Fukushima, c’était cette ville qui s’était exilée le plus loin. Les autres agglomérations avaient été plus raisonnables (plus japonaises) et étaient restées à l’intérieur du département : seule Futaba avait fui en dehors, jusqu’en banlieue de Tokyo. Pour moi, ils avaient eu raison. De plus, l’administration municipale s’était installée avec 1400 personnes dans une ancienne école désaffectée. Comme une arche de Noé de notre temps – les Japonais d’aujourd’hui, contraints de vivre dans des ruines pour fuir la menace nucléaire.
Cette situation… il y avait tout ce qu’il fallait pour faire un film. Mais il fallait que ce soit un documentaire, qui la décrive avec application. Qui plus est, eu égard à la nature des dégâts causés par l’énergie nucléaire, il fallait y consacrer un temps long, qui soit celui, non pas d’un seul film, mais de toute une série.
Les personnes déplacées de Futaba ont-elles toutes été bienveillantes à votre égard ? Y a-t-il eu des réticences face à votre caméra ?
Dans le monde, il y a toujours des gens pour aimer ou détester les caméras. C’est la même chose pour Futaba. Je n’ai pas insisté auprès de ceux qui ne le voulaient pas et j’ai filmé ceux qui me disaient oui. A ma grande surprise, beaucoup de gens, malgré la situation terrible dans laquelle ils se trouvaient, ont accepté que je les filme dans leur intimité. Je me suis vraiment dit alors que les hommes, quelles que soient leurs difficultés, avaient cette faculté de poser un regard objectif sur eux-mêmes. Une vieille grand-mère, qui avait perdu sa maison et tout ce qu’elle possédait, sans famille, sans avenir, a ainsi accepté en me disant : “Je veux qu’on sache qu’il y a beaucoup de gens dans la même situation que moi.”
De votre côté, vous étiez-vous donné certains principes à respecter ?
Pour éviter de me disperser, je me suis interdit d’enquêter en dehors du refuge. J’ai posé ma caméra dans l’école désaffectée de Kisai, jusqu’à me rendre compte qu’il suffisait d’y filmer jour après jour pour voir et comprendre l’accident d’une centrale pourtant située dans la lointaine ville de Futaba.
La seule entorse à ce principe a été le moment où des réfugiés sont retournés chez eux – ils disposaient de deux petites heures pour retrouver leur maison dans la zone surveillée. J’aurais très bien pu me conformer à mon principe de départ et ne pas quitter le refuge, mais après avoir vécu plus de trois mois dans l’école, ils pouvaient passer “deux petites heures” chez eux, dans une région dangereuse, où le niveau de radiations était très élevé. Quelle situation plus cinématographique que celle-ci ? C’est pourquoi j’ai contourné la règle, c’est la seule fois où je m’y suis soustrait. C’est devenu, je crois, une scène très importante du film.
Un certain nombre de cinéastes japonais et internationaux se sont intéressés aux suites de la catastrophe, de même qu’en France, plusieurs textes d’écrivains sont parus à ce sujet. Mais au Japon, la situation a-t-elle vraiment le traitement qu’elle mérite ?
Oui, il y a beaucoup d’ouvrages, de films, d’émissions de télévision. Comme aux Etats-Unis après le 11 septembre, le monde intellectuel a pris conscience d’un véritable changement de paradigme. Certains parlent même d’un second “après-guerre”. Pour ma part, à voir ce Japon qui, sans rien apprendre de l’accident nucléaire, va dans le sens d’une remise en service totale, j’ai l’impression qu’il n’y a pas assez de remise en cause, que, même si on considère les tensions qui persistent depuis la Seconde Guerre mondiale avec la Chine, la Corée du Sud et d’autres pays du Sud-Est asiatique, nous sommes un peuple qui ne tire aucun enseignement de l’Histoire.
Dans les années 1970, Noriaki Tsuchimoto pouvait s’installer à Minamata pour en filmer les habitants victimes de pollution au mercure. Aujourd’hui, la radioactivité n’autorise plus cette démarche… Pareille situation vous semble-t-elle lancer un nouveau défi au cinéma japonais contemporain ?
Le fait que la radioactivité soit un phénomène invisible en fait quelque chose d’autant plus cinématographique. Parce que le cinéma est un art qui nous montre ce que l’on ne voit pas.
Est-il possible d’exprimer avec des images ce que les gens de Fukushima ont perdu dans cette catastrophe ? Car ce qu’ils ont perdu ne se réduit pas à une maison, un terrain, une voiture ou des meubles. L’histoire continuée d’un pays, son climat, sa culture, ses liens communautaires, c’est cela qui est désormais perdu à jamais. C’est très facile à dire avec des mots, mais le rôle du cinéma est de représenter toutes ces choses que l’on ne voit pas, ni “qu’aucune compensation financière ne saurait remplacer”, en leur donnant un sentiment de réalité.
Propos recueillis et traduits du japonais par Mathieu Capel, février 2016