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Ligne de fuite
Autour d’un escalier central, trois espaces se distinguent. De toutes parts, des portes en enfilade. Aux bords extrêmes de l’image, des portes vertes délimitent l’entrée des douches. Au centre, un couloir avec quatre portes de part et d’autre, disposées symétriquement. Trois couleurs structurent l’espace : vert pour les sanitaires, orange pour les espaces de circulation et beige pour les chambres. Au fond de l’image, point d’aboutissement de toutes les perspectives, une ultime porte qui laisse entrevoir la lumière du jour à travers une vitre opaque. Tout converge vers cette porte, des lignes de fuite qui ne sauraient désigner un infini, mais qui s’orientent vers une délimitation ou une clôture du lieu. L’architecture de l’hôtel Formule 1, filmée par Emmanuel Marre dans Chaumière, est une combinaison de formes géométriques élémentaires. Le rectangle est majoritairement représenté, mais des angles à 45° créent des ruptures, découpent la cage d’escalier ou dessinent le haut de la porte qui sépare le couloir de l’issue de secours. La diagonale ou le triangle sont des éléments décoratifs, des ornements qui viennent rompre la monotonie des assemblages de modules préfabriqués.
Comme le rappelle la voix du narrateur anonyme de Chaumière dans les premières minutes du film, tout dans l’architecture des hôtels Formule 1 est pensé en vue de minimiser les coûts. Ainsi, la fonctionnalité architecturale est dévoyée par une visée purement économique et financière telle qu’énoncée dans le cahier des charges : “Processus de conception : standardisation, préfabrication, assemblage des blocs de chambres sur le site. Module de base : 8 chambres de 7 m2 plus bloc liaison sanitaire, muni d’un système de nettoyage automatique avec jets d’eau autonettoyants intégrés ; portes munies de codes automatiques pour réduire les coûts de gestion de clefs. L’architecture unique et signifiante, la charte graphique appuyée diminuent les charges publicitaires. Minimisation du personnel intervenant et des interfaces.” Tout l’esprit du Formule 1 est résumé en ces quelques lignes : il résulte d’une logique de restriction des coûts et l’individu n’est envisagé que par rapport à ses besoins élémentaires, en dehors de tout rapport de sociabilité.
Emmanuel Marre est particulièrement soucieux de la composition de ses images et c’est à la peinture qu’il se réfère, notamment à l’œuvre du peintre danois Vilhelm Hammershoi. On pense à White Doors (1905) : un appartement vide de tout sujet, une même composition d’image en trois parties, au centre un couloir et des portes en enfilade qui débouchent au loin sur une fenêtre où l’on devine la lumière du jour. Il existe bien évidemment un décalage d’époque, de type d’architecture et d’aire géographique, mais ces deux images, qu’il s’agisse de l’architecture bourgeoise nordique du début du XXe siècle ou d’une architecture de non-lieu post-fonctionnaliste de la fin du XXe siècle, suscitent une même sensation paradoxale qui peut aller d’une impression de sérénité jusqu’à une forme d’angoisse existentielle.
L’architecture des hôtels Formule 1 permet aussi à Emmanuel Marre de construire ses cadres tant visuels que sonores : des cadres architecturés qui conduisent notre regard et notre écoute rendue attentive aux paroles qui y émergent.
Le film commence par le geste d’une femme de ménage qui ouvre le store de la fenêtre carrée d’une chambre standard. A la fin du film, la même femme de ménage viendra refermer la porte de la chambre, créant ainsi le noir qui servira à l’inscription du générique de fin. Tout se passe dans les 7 m2 inclus entre cette fenêtre et la porte où Emmanuel Marre a posé sa caméra pour filmer les usagers de l’hôtel : autant
d’hommes et de femmes en transit ou de passage dans ces cubes aménagés pour des usages préétablis. A travers la fenêtre carrée de la chambre ce sont des découpes de véhicules, de routes, de zones commerciales ou industrielles que l’on aperçoit. Mais une fenêtre est aussi un cadre qui, de l’extérieur, permet de voir ce qui se passe à l’intérieur et cela d’autant plus aisément de nuit, quand l’intérieur est plus éclairé que l’extérieur. Nombreux sont donc les plans de nuit où surgissent des corps ainsi cadrés ou découpés. Les visages sont souvent tendus vers un autre cadre, un rectangle horizontal et lumineux, la télévision qui semble à la fois relier et parcelliser des espaces déjà très compartimentés. Des corps seuls, des corps parlants, parfois des corps en groupes le temps d’une soirée de nouvel an.
Emmanuel Marre ne se contente pas de constater par le cinéma ce que l’on pourrait présupposer de la clientèle des hôtels Formule 1 : il tend à réaliser de véritables portraits des personnages qu’il rencontre, déployant dans Chaumière une esthétique qui creuse l’écart entre les voix et les corps. La voix n’est jamais synchrone avec l’image du corps, nous rendant ainsi particulièrement attentifs et sensibles aux gestes ou aux paroles tels qu’ils se déploient ou résonnent dans l’espace. Le cadre de l’image et le cadre de la parole ne se chevauchent jamais ; ils suivent des logiques autonomes, donnant ainsi à voir et à entendre des modes singuliers d’habitation de ces lieux standardisés.
Chaumière repose donc sur une poétique de contrepoint où l’espace le plus anonyme, le plus froid et le plus clinique devient paradoxalement la condition même d’un refuge. Combien de témoignages dans le film désignent des trajectoires où l’hôtel assure sa fonction de chaumière : un habitat très simple, rustique, à l’échelle de l’individu et de son histoire. Un commercial en constant déplacement est rassuré par la standardisation de l’architecture, elle lui permet de retrouver chaque soir un espace familier. Un homme, mis en confiance par l’anonymat, raconte à un inconnu la scène de ménage qui l’a conduit à venir passer la nuit au Formule 1. Une famille sans logement ou une femme en situation de rupture familiale trouvent dans l’hôtel bon marché un lieu d’attache provisoire. La simplicité et l’aspect rudimentaire des lieux rendent possible son appropriation aussi bien par des groupes que par des individus isolés ou en marge. Autant d’images pittoresques pour décrire un mode d’habiter contemporain qui parvient à composer avec ou malgré l’uniformisation économique.
Une femme vit une relation amoureuse et sexuelle clandestine dans une chambre exiguë, un non-lieu, un parfait cocon protecteur pour la liaison cachée. Ce témoignage est adapté, comme le générique le mentionne, de Passion simple d’Annie Ernaux. Elle évoque son émotion lorsqu’elle contemple, une fois l’homme parti, les traces laissées par l’étreinte : “Un étrange tableau, dont la beauté ne serait jamais atteinte dans aucun autre musée.” De même, le réalisateur est attentif à capter les empreintes laissées par les clients de l’hôtel : il compose une séquence avec les images plein cadre des plateaux de petits déjeuners avant qu’ils ne soient débarrassés. La beauté de ces étranges tableaux est ainsi ramenée à des expériences de vie, et le cinéma d’Emmanuel Marre réconcilie l’art et la vie, célébrant la faculté humaine à s’adapter et à habiter autrement des lieux où tout semblait avoir été sacrifié au nom d’une rationalité instrumentale.
Judith Abensour (février 2015)