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Après la catastrophe
“Moi, je sais ce qui manquait, c’était le vent.”
(Marguerite Duras, La Pluie d’été, 1989).
Contemporain de l’invention du cinéma, l’espace urbain moderne s’est constitué à la manière d’un film par collages successifs, montages, architectures de la lumière. La ville, l’architecture et le cinéma entretiennent de nombreux rapports croisés : des représentations aux métaphores, de l’architecture des images à la cinématique de la ville. Le cinéma des origines comme le cinéma moderne portent avec l’architecture qui leur est contemporaine les valeurs de la modernité.
Vecteurs d’une utopie pensée comme planétaire, les films Berlin, symphonie d’une grande ville (1927) de Walhter Ruttmann, L’Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov, et Les Hommes le dimanche (1930) de Robert Siodmak en témoignent notamment. Ces films, en outre, s'attachent à la représentation des communautés humaines qui font corps avec leurs villes.
Etablissant des carnets de villes dans l’espace filmique, les artistes contemporains se sont emparés de l’architecture propre au film et de l’espace urbain, pour questionner à nouveau la modernité et ses espaces publics, l’identité, le sujet, la singularité quelconque. Toute l’œuvre de Jean-Luc Vilmouth questionne la notion d'espace public, l'articulation qui s'y joue entre l'espace privé et l'espace public, la formation du lien social. La ville, l’architecture, la question urbaine sont les motifs fondamentaux d'un grand ensemble de projets de commandes publiques, de photographies, d'installations, de vidéos réalisées pendant plusieurs décennies. A propos de sa conception du lien social, Jean-Luc Vilmouth écrit : “Ce qui m'intéresse le plus, c'est l'homme et sa relation au monde, aux objets. Les relations entre les choses. Un objet n'existe pas seul dans le monde. Si l'on prend une tasse, elle existe en relation avec une soucoupe, la table, la cuillère, la bouche. Ce que je cherche, c'est une situation à laquelle je peux faire écho, tisser des liens, délimiter des zones d'échanges et de complicité, une possibilité d'augmentation.”
Les photographies, les projets d’art dans l’espace public, les performances de Jean-Luc Vilmouth déclinent des histoires de géographies et d'architectures à travers le récit suggéré de mémoires-fantômes. Ainsi, le film White Building (2005/06), conçu sous la forme d’un essai documentaire, prend comme centre géographique d'intérêt deux immeubles de Phnom Penh (The White Building et The Grey Building) construits en vis à vis dans les années 1960 par l’architecte Vann Molyvann, à la manière de la Cité Radieuse de le Corbusier. Compte tenu de l'histoire chaotique du Cambodge, ce moment urbain et architectural est encore méconnu. L’intérêt de Vilmouth pour l'histoire de l'architecture et de l'urbanisme en Asie est fondamental, dans le contexte de la colonisation et la post-colonisation. Son film met en perspective les deux architectures issues d'une pensée utopique (chaque bâtiment étudié l'un par rapport à l'autre, dans ses transformations et métamorphoses, dans ses capacités à résister ou non à l'entropie) en regard du présent et de ses complexités économiques, géopolitiques.
Avec Lunch Time réalisé en 2014, qui met en scène un repas collectif en plein air dans un paysage dévasté par le tsunami de 2011 et recouvert de déchets radioactifs, Jean-Luc Vilmouth poursuit sa recherche sur l'élaboration du lien social, sous la forme d'un essai qui mêle entretiens, segments documentaires et une réflexion sur sa propre élaboration. Jean-Luc Vilmouth décrit ainsi le film :
“Lunch Time a été tourné à Yamamoto Cho un an après le 11 mars 2011, dans le district de Miyagi, à 50 km de la centrale nucléaire de Fukushima Daïchi. Face à la mer, le repas consiste à refaire des plats cuisinés et mangés juste avant que le tsunami et le tremblement de terre n'adviennent. Un projet pour vivre et partager une expérience avec les habitants de cette communauté, comme une sorte de travail sur la mémoire dans le présent. Avec une question qui semble en suspens : qu'est-ce que l'on fait maintenant ? Pour un éventuel meilleur futur.”
Jean-Luc Vilmouth filme la préparation du repas et la mise en commun de la nourriture, les premières conversations balbutiantes dans la cuisine entre des voisins qui se parlent pour la première fois, puis l'installation des tables et des chaises dépareillées sur le terrain nu. Petit à petit, alors que le repas prend forme, le regard de l'artiste s'attache à peindre les visages, à écouter les paroles pudiques ou les récits tragiques, à filmer les personnes qui ont fait le choix de rester silencieux. Le philosophe et critique de cinéma Olivier Schefer décrit longuement le dispositif mis en œuvre par Jean-Luc Vilmouth :
“De ce quartier, il ne reste plus qu'un vaste espace nu, recouvert d'herbes rares. Vilmouth rassemble le temps d'un banquet les occupants de ces immeubles disparus, qui ont été parqués après les faits dans des baraquements provisoires : des tables et des chaises sont alignées face à la mer, menace omniprésente, le repas ne pouvant être organisé au sol, comme le voudrait la tradition japonaise, en raison de la présence de radiations encore trop élevées. Ce banquet étonnant ─ une Cène sans Christ ni apôtres ─ permet aux anciens voisins de se retrouver, d'évoquer par bribes le traumatisme, de commencer aussi à accuser les autorités trop négligentes dans la gestion de la crise. La communauté traumatisée se ressoude quelques instants. Parmi eux, il y a un homme qui ne parlera pas de tout le repas ─ sorte de zombie, perdu dans des souvenirs insupportables ─ qui se tient là dignement, alors qu'il lui en coûte apparemment beaucoup. La force de ce silence crée une émotion qui donne à réfléchir. Avec beaucoup de finesse, Vilmouth attend une vingtaine de minutes pour filmer les premiers débris à proximité” (Olivier Schefer, Ruin Porn : Que fait le cinéma ?, Les Cahiers du cinéma, novembre 2015).
Le cinéma flottant contemporain de Jean-Luc Vilmouth organise une topologie spécifique des acteurs-personnages, dans une matière filmique faisant du calcul des mesures, des distances, un mode opératoire : le juste calcul des mesures d’une géographie par rapport à sa propre désagrégation, des images par rapport à leur interprétation, du temps par rapport à sa répétition.
Pascale Cassagnau, avril 2018.
A lire :
Jean-Luc Vilmouth, coll. Nouvelle création contemporaine, coédition Flammarion/CNAP, 2017.