Publicador de contenidos

Atrás

Naissance d’une nation

Naissance d’une nation
Dans Spell Reel, en un savant dispositif de mise en abyme, la plasticienne Filipa César dévoile un travail au long cours sur les archives cinématographiques qui ont accompagné l’indépendance de la Guinée-Bissau. La concordance des images tournées par l’artiste avec celles, presque effacées, des archives crée des écrans d’une beauté étonnante.

“Quiconque oublie le passé ne saurait lui échapper 1.”

En 1982, dans son film Sans soleil, le cinéaste Chris Marker évoquait les luttes d’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert : “Ils ont fait ce qu’ils ont pu, ils se sont libérés, ils ont chassés les Portugais, ils ont traumatisé l’armée portugaise au point de déclencher en elle le mouvement qui a renversé la dictature [de Salazar] et fait croire un moment à une nouvelle révolution en Europe.”  Avant d’interroger : “Qui se souvient de tout ça ? L’Histoire jette ses bouteilles vides par les fenêtres.”

“Qui se souvient de tout ça ?” La plasticienne et vidéaste portugaise, Filipa César, indiscutablement : non seulement elle “se souvient” mais elle a fait sienne la question même de l’oubli. Profondément marquée par les post-colonial studies, elle explore la mémoire et le refoulé historique des anciennes colonies portugaises. L’essai filmique Spell Reel, achevé en 2017, est ainsi l’aboutissement d’un travail protéiforme de plus de dix ans, fait de vidéos, d’installations, d’exposés historiques, de processus de conservation et d’archivages, d’enquêtes et de rencontres. Il s’agit bien de faire en sorte, contre l’abrupte sentence markérienne, que “les bouteilles vides” ne passent pas “par les fenêtres”.

César a inventé un beau titre pour son film, à la polyphonie intrigante. Spell, en tant que substantif, c’est le charme (magique), l’incantation, le sort ; le moment, la période également. Difficile par ailleurs d’évacuer les connotations induites par le verbe to spell, épeler. Reel, c’est la bobine – de film en l’occurrence (comme dans le mot newsreel, reportage d’actualité). Reel se charge aussi de son sens comme verbe : chanceler, vaciller et de sa ressemblance avec le français réel. Alors, comment traduire l’association de ces deux mots ? Bobine ensorcelante, mémoire obsédante, survivante ou plus simplement sortilège ?

De bobines, il est fortement question dans Spell Reel, puisque le film se penche sur la naissance du “cinéma de Guinée-Bissau”, lors des années de luttes pour l’indépendance (1963-1974). Le projet initial de César était de revenir sur le parcours d’Amílcar Cabral, leader du mouvement indépendantiste, assassiné l’année précédant le retrait des Portugais du pays. Mais au cours de ses recherches, elle apprend que Cabral avait décidé d’envoyer de jeunes guinéens se former au cinéma à l’ICAIC, la mythique école de cinéma cubaine fondée par Santiago Alvarez 2. L’idée était qu’ils puissent, à leur retour en Guinée-Bissau, documenter la lutte de la guérilla contre le Portugal et, au-delà,  les premières années de l’indépendance 3. Ces jeunes gens devaient former la matrice de l’Instituto Nacional do Cinema e Audiovisual da Guiné-Bissau (INCA), en charge de constituer et de conserver la mémoire audiovisuelle de la nouvelle nation libérée.

César s’est donc lancée sur les traces de cette histoire oubliée, retrouvant certains des protagonistes, notamment les cinéastes Sana Na N’Hada et Flora Gomes, ainsi que les archives filmiques de l’INCA. Soit l’équivalent d’une centaine d’heures de rushes, tournés entre 1972 et 1984, et le double de matériel sonore. Malheureusement dans un état très dégradé : délaissées à mesure que s’écrivait l’histoire chaotique du pays, ces archives rongées par le temps et l’oubli sont devenues la (terrible) métaphore de la mémoire déchirée et refoulée de la Guinée-Bissau.

À ces images amputées, défigurées, le plus souvent noir et blanc, Filipa César donne une place singulière dans son film : elles nous apparaissent en petit format et en surimpression - comme si elle souhaitait emphatiser la fragilité de ces pellicules par rapport aux hautes définitions contemporaines. Ces images, comme posées sur les images qu’elle a elle-même tournées dans les années 2010, sont souvent de courtes durées ; il n’est pas rare que César les passe en boucle, insistant par-là même sur leur nature fragmentaire, miraculée, on aurait envie d’écrire hasardeuse, tant la destruction du celluloïd a une dimension parfaitement arbitraire. Dans Spell Reel, ces images n’accèdent jamais au plein écran, à leur plénitude d’images ou à une manière de souveraineté 4. Sans doute s’agit-il bien pour César de défaire toute tentation d’immersion dans ce passé ou toute illusion de temps retrouvé (d’écarter tout le pathos accompagnant immédiatement l’image d’archives, d’autant plus auratique qu’elle est abîmée, chancelante, comme déjà disparue). Mais il faut aller plus loin : l’histoire de la Guinée-Bissau ne saurait être contenue dans ces bobines – et leur dégradation physique n’est que le symptôme supplémentaire d’une impuissance générale des images (ou du récit historique, plus globalement, à dire le tout du passé).

C’est un fait qu’il manque beaucoup à ces images pour faire simplement récit. Et d’abord d’un présent (où revenir) ! L’histoire de la Guinée-Bissau depuis l’indépendance a été un long enchaînement de coups d’Etat, de prises de pouvoir par les militaires, de parodies de démocratie, d’assassinats et de trahisons. Comme le dit une ancienne combattante : “Nous n’avons pas eu de bonheur après l’indépendance.” Difficile dans ces conditions de constituer une continuité historique ou un récit commun (sans doute, et il faudrait s’interroger là-dessus, faut-il une artiste occidentale pour que la question en vienne à être posée…). Ces images fragiles convoquent la phrase de Gilles Deleuze : “On dirait que le passé surgit en lui-même, mais sous forme de personnalités indépendantes, aliénées, déséquilibrées, larvaires en quelque sorte, fossiles étrangement actifs, radio-actifs, inexplicables dans le présent où ils surgissent, d’autant plus nocifs et autonomes. Non plus des souvenirs, mais des hallucinations 5.” On retrouve le beau titre choisi par la cinéaste – les images sortilèges, revenues comme des fantômes pour hanter un présent aveugle (à son passé et donc à lui-même), qui peine à les reconnaître et plus encore à les comprendre.

Le film de Filipa César multiplie les indices, les mises en forme de cette fragilité de la mémoire et de la présence ; les surimpressions en format réduit des archives ne sont qu’un élément. Les images de César elles-mêmes paraissent lacunaires, fragmentaires plutôt : les cadres fouillent le réel matériel par les détails, s’attardant sur ce qui fait jonction, lien (faisceaux de lumière, câbles, machines de projection, de diffusion, etc.). Le commentaire qui articule le récit est conduit par cartons successifs, sans ponctuation, dans une graphie proche du sous-titre – la voix manque, comme le peuple d’une certaine façon. Bien des visages sont mangés par la pénombre ou la nuit. Le présent n’accède pas plus que le passé à la plénitude (du cadre, de l’image et du son) – ce qui rend le film de César très mystérieux et par bien des façons mélancolique.

Pourtant, voir les choses sous cet angle seul, c’est quelque peu malmener le volontarisme de la cinéaste. Tout son travail – depuis presque dix ans – vise à renouer les fils rompus et éparpillés de la mémoire collective. À rétablir une connexion entre le présent guinéen et les images de son passé. C’est le versant positif du sortilège : quelque chose dans ces pellicules rôde, taraude les esprits, agit encore, agite, affecte souterrainement les consciences. “Une simple image, écrit Georges Didi-Huberman, inadéquate mais nécessaire, inexacte mais vraie. [...] Je dirai que l’image est ici l’œil de l’histoire : sa tenace vocation à rendre visible 6.” Ces fragments d’une révolution, ces images usées, elles témoignent, elles insistent, elles requièrent leurs spectateurs. Elles sont par nature résistance, opposition têtue au négationnisme. “Quelque chose – très peu, une pellicule – demeure d’un processus d’anéantissement : ce quelque chose, donc, témoigne d’une disparition en même temps qu’il résiste contre elle, puisqu’il devient l’occasion de sa possible mémoire. Ce n’est ni la présence pleine, ni l’absence absolue. [...] C’est un monde proliférant de lacunes, d’images singulières qui, montées les unes avec les autres, susciteront une lisibilité, un effet de savoir [...] 7.”

Les archives sont les sources de l’histoire, l’amorce d’une connaissance véritablement historique. Après avoir entrepris avec le soutien de l’Arsenal-Institut für Film und Videokunst de Berlin, de sauver les archives qui pouvaient l’être encore (une quarantaine d’heures) en les numérisant, Filipa César conçoit tout un ensemble de démarches, tant à Bissau qu’à Berlin, pour documenter cette aventure et restituer aux guinéens leur mémoire enfuie. Plutôt que de faire le film d’archives de la guérilla (et ce faisant de constituer le récit, nécessairement mythique, des origines et de l’indépendance 8), elle choisit une autre voie, celle de la reconquête par les Guinéens de leur passé (des images de leur passé). Le film devient en quelque sorte le carnet de bord de cette entreprise de reconstruction mémorielle.

Tant et si bien que César ne se contente pas d’exposer la belle histoire de l’INCA (et quelle est intrigante, cette aventure ! Les cinéastes guinéens n’ont pas seulement été formés par Santiago Alvarez à Cuba mais également par Sarah Maldoror et Chris Marker qui, à la faveur de plusieurs séjours en Guinée-Bissau à la toute fin des années 1970 et bien épaulé par la monteuse Anita Fernandez 9, a accompagné la création de l’INCA). Fidèle au programme initié il y a quatre décennies par Cabral, Filipa César, d’historienne et d’archiviste, devient activiste : en compagnie des anciens de l’INCA, elle participe à la réactivation des images, à leur remise en circulation au sein de la population. Ces séances de projections, accompagnées par les récits et les témoignages des opérateurs cinéastes, sur les lieux mêmes où les images ont été tournées, sont l’occasion de libérer la parole des spectateurs, jeunes bien souvent. Les images de la lutte, comme en témoigne à de multiples occasions Spell Reel, réveillent et mobilisent les consciences. Sortilège : le cinéma est une arme !


Arnaud Lambert, octobre 2018.

1 Ruth Berlau, Préface, in Bertold Brecht, ABC de la guerre (Kriegsfibel, 1955), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1985, p. 231.

2 Décision prise lors d’un échange avec Fidel Castro lors de la Conférence Tricontinentale de janvier 1966.

3 L’un des rares films consacrés à cette guérilla n’est plus visible: il s’agit du film de Mario Marret et Eugenio Bentivoglio Guerilla à Bissau (cité par Marker dans Sans Soleil).

4 Il y a une exception, importante : un plan des demi-frères Cabral, Amílcar et Luís, qui sera le premier président du pays libéré. Le plein écran, de fait, multiplie la force de ce plan en partie décomposé, relique emblématique des années de lutte.

5 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L'Image-Temps, Paris, Minuit, 1985, p. 148 (à propos de La Dame de Shanghaï d’Orson Welles).

6 Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003, p. 56.

7 Ibidem, p. 206.

8 “Les images n’ont pas été restaurées / pas d’origine vers laquelle revenir…”, indiquent deux sous-titres successifs.

9 Le témoignage d’Anita Fernandez, lors de la rétrospective Planète Marker au Centre Pompidou, en 2013, est disponible en ligne : https://www.dailymotion.com/video/x18a587?search_algo=2