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Statut discriminant : la preuve par le carnet
Cette double page de carnet anthropométrique a l’apparence d’un formulaire administratif banal, avec sa police de caractère familière, son cachet républicain (la Marianne, le nom de la commune), ses cases et mentions dûment complétées, d’une belle écriture appliquée, à la plume, par un agent municipal ou un gendarme. Antérieur à l’institution de la carte nationale d’identité mais revêtant, à la différence de celle-ci, un caractère obligatoire pour son détenteur 1, le carnet anthropométrique a été créé par la loi du 16 juillet 1912 relative à “l’exercice des professions ambulantes et la réglementation de la circulation des nomades”, puis mis en œuvre par son décret d’application du 16 février 1913. Ce document administratif a matérialisé en réalité, au sein d’une République fondée sur le principe d’égalité des droits entre les citoyens, la création d’une catégorie de citoyens particulière, caractérisée par son mode de vie nomade et discriminée à ce titre.
Les détenteurs du carnet anthropométrique, dont le réalisateur du film a retrouvé les descendants aujourd’hui, étaient de nationalité française, issus de familles présentes dans l’hexagone de longue date, depuis le XVIe siècle pour certaines d’entre elles. Cependant, cette catégorie particulière de citoyens nomades se distinguait, aux yeux du législateur de la Troisième République, de l’écrasante majorité, sédentaire, de la population. Moins contrôlable parce que mobile, en butte à de nombreux préjugés et suspectée de toutes sortes d’agissements, elle devait être assujettie à des obligations spécifiques. Les nomades n’étaient autorisés à stationner sur les territoires communaux que pour une durée limitée, et sur les seuls emplacements qui leur étaient prescrits ; ils devaient détenir un carnet anthropométrique, un carnet collectif et une plaque spéciale pour leur véhicule. Dans le même temps, ils ne disposaient pas de la plénitude des droits dont bénéficiait l’ensemble des citoyens français – à commencer par le droit de vote, dont l’exercice était conditionné par une domiciliation permanente – du fait des multiples restrictions posées à leur liberté d’aller et venir. On avait bien affaire à un statut discriminatoire, institué par une loi républicaine. Un statut dont l’effectivité était organisée par le déploiement d’un appareil de surveillance et de contrôle sophistiqué, reposant sur les renseignements contenus dans des documents administratifs singuliers.
C’est la première fois dans l’histoire de la République, comme le pointent Henriette Asséo et Ilsen About, deux historiens interrogés dans le film, “qu’une population civile, non frappée par une procédure judiciaire quelconque et non militarisée”, était ainsi répertoriée et faisait l’objet de telles mesures de surveillance dérogeant au droit commun des libertés publiques.
les textes
La lecture des textes qui ont institué le carnet anthropométrique est éclairante. Le carnet doit permettre à son détenteur de justifier de son identité, en mobilisant toutes les ressources de l’anthropométrie naissante 2. L’article 8 du décret du 16 février 1913 prévoit en effet :
Le carnet anthropométrique porte les noms et prénoms, ainsi que les surnoms sous lesquels le nomade est connu, l’indication du pays d’origine, la date et le lieu de naissance, ainsi que toutes les mentions de nature à établir son identité. Il doit, en outre, recevoir le signalement anthropométrique qui indique notamment la hauteur de la taille, celle du buste, l’envergure, la longueur et la largeur de la tête, le diamètre bizygomatique, la longueur de l’oreille droite, la longueur des doigts médius et auriculaires gauches, celle de la coudée gauche, celle du pied gauche, la couleur des yeux. Des cases sont réservées pour les empreintes digitales et pour les deux photographies (profil et face) du porteur du carnet. Tout carnet anthropométrique porte un numéro d’ordre et la date de délivrance. Il n’est pas établi de carnet d’identité pour les enfants qui n’ont pas treize ans révolus.
Au travers de cette rédaction, qui conjugue la rationalité d’un protocole scientifique à la rigueur du formalisme juridique, se lit l’acharnement bureaucratique à saisir le nomade dans sa différence et jusque dans sa réalité physique. Il s’agit de fixer l’identité des détenteurs du carnet à l’intention des autorités publiques en tous points du territoire, afin de pouvoir surveiller étroitement leurs déplacements. A la mobilité du nomade, qui le rend potentiellement incontrôlable, l’administration républicaine oppose donc la fixité de son identité, grâce à l’enregistrement détaillé de ses caractéristiques physionomiques et de ses clichés photographiques. La détermination de l’identité administrative poursuit en effet ici deux objectifs : distinguer l’individu au sein de son groupe d’appartenance, pouvoir le reconnaître lors de ses déplacements. L’arrêt sur image, qui est opéré lors du relevé des mesures physiques et des prises de vue photographiques face/profil, met fin à l’incertitude administrative face à un groupe social en mouvement : en fixant l’identité de chaque nomade au sein du groupe, il offre aussi la possibilité de le “loger” partout – si l’on se réfère au terme policier qui désigne l’action d’identifier et de localiser un individu.
Car l’identité est systématiquement vérifiée lors de ses déplacements – des déplacements forcés, les arrêtés municipaux interdisant un stationnement de plus de deux jours. Les nomades doivent par conséquent faire viser leurs carnets par l’administration toutes les 48 heures : la machine de surveillance de la bureaucratie républicaine fonctionne à plein régime, ce qu’illustrent les petites cases remplies avec soin par les fonctionnaires municipaux ou les gendarmes. On se représente sans peine le niveau de contraintes subies par les nomades, le temps passé et perdu à faire viser le carnet par les représentants de l’autorité, et comment, ce faisant l’administration a “détruit des vies” (Henriette Asséo). Cette obligation de visa “tisse aussi une relation particulière des nomades à l’Etat”, marquée, selon les deux historiens, par “l’intériorisation de la dépendance à l’égard de l’administration, la routinisation de l’exercice du contrôle, qui en vient à devenir invisible, parce qu’on le pratique tellement quotidiennement qu’il devient une part permanente de l’existence”, avec le risque de “se soumettre à l’arbitraire, à ne plus voir en quoi il excède la norme”.
Cependant, ce dispositif juridique n’est pas sans effets pervers : outre la lourdeur des procédures de contrôle mobilisant fonctionnaires municipaux et forces de l’ordre, l’obligation de limiter le séjour sur le territoire d’une commune à 48 heures accroît le nombre et la fréquence des déplacements des nomades. La combinaison de la restriction de la durée de stationnement et de l’obligation de pointer auprès des autorités lors de chaque déplacement, n’a pas seulement pour effet de contrôler un mode de vie et en pratique, d’encadrer le nomadisme. Elle en amplifie, non sans absurdité, les caractéristiques : le nomade est juridiquement contraint à l’être davantage encore.
le carnet collectif
C’est aussi le cas du carnet collectif, prévu par l’article 9 du décret, qui a pour conséquence d’enfermer les nomades dans leur groupe social, devenu catégorie administrative :
Indépendamment du carnet anthropométrique d’identité, obligatoire pour tout nomade, le chef de famille ou de groupe doit être muni d’un carnet collectif concernant toutes les personnes rattachées au chef de famille par des liens de droit ou comprises, en fait, dans le groupe voyageant avec le chef de famille. Ce carnet collectif, qui est délivré en même temps que le carnet anthropométrique individuel, contient :
1°) L’énumération de toutes les personnes constituant la famille ou le groupe et l’indication, au fur et à mesure qu’elles se produisent, des modifications apportées à la constitution de la famille ou du groupe ;
2°) L’état-civil et le signalement de toutes les personnes accompagnant le chef de famille ou de groupe, avec l’indication des liens de droit ou de parenté le rattachant à chacune de ces personnes ;
3°) La mention des actes de naissance, de mariage, de divorce et de décès des personnes ci-dessus visées ;
4°) Le numéro de la plaque de contrôle spécial décrit à l’article 14 du présent décret [NDR : plaque d’immatriculation apposée sur la voiture du nomade] ;
5°) Les empreintes digitales des enfants qui n’ont pas treize ans révolus ;
6°) La description des véhicules employés par la famille ou le groupe ;
Le carnet collectif indique les numéros d’ordre des carnets anthropométriques délivrés à chacun des membres de la famille ou du groupe.
Compte tenu de la nature des renseignements ainsi contenus dans le carnet collectif, celui-ci doit être changé à chaque événement affectant la famille et chacun de ses membres : naissance, décès, passage du cap des 13 ans, etc. Le mariage d’une fille ou d’un garçon oblige à changer les carnets collectifs des deux familles concernées. Et le mariage en dehors du groupe devient inenvisageable. Henriette Asséo et Ilsen About évoquent ici le problème de “la prétendue endogamie des familles manouches ou bohémiennes” : “En fait, elle est redoublée, elle est beaucoup plus forte après la création du régime des nomades qu’antérieurement, parce qu’une jeune fille qui se marie à l’extérieur des catégories enregistrées dans la catégorie nomade, ne le peut pas sans une autorisation de la préfecture qui lui permettra de sortir de sa condition de nomade, puisque cette condition est liée à l’obligation de demeurer avec sa famille.”
Au final, les contraintes administratives imposées au travers du carnet anthropométrique et du carnet collectif fonctionnent donc, de manière systémique, non seulement comme un mécanisme de relégation d’une catégorie de citoyens français dans un statut discriminant, mais également comme un dispositif ségrégatif de cantonnement perpétuel d’une population dans son groupe et son mode de vie, à rebours de la promesse républicaine d’émancipation individuelle.
le carnet de circulation, aujourd’hui
S’ils constituent la trace et la preuve matérielle de l’infidélité de la République à ses principes, les carnets individuels et collectifs, aujourd’hui conservés par les archives départementales, viennent désormais au secours de la mémoire des nomades, dont la transmission est essentiellement orale et prend rarement appui sur des supports matériels. En présentant les carnets et leurs clichés aux descendants des nomades qui en furent les détenteurs, Raphaël Pillosio “met des images”, comme le relève un des protagonistes du film, sur des noms et des vies racontées. Il suscite alors des réactions contrastées au sein des familles. Aux plus anciens, saisis par l’émotion de retrouver des visages et les traits familiers de leurs ascendants, répondent les plus jeunes, choqués par le caractère stigmatisant et discriminant de ces documents administratifs.
Le système des carnets anthropométriques et collectifs aura été en vigueur pendant une bonne partie du XXe siècle, cinquante-sept ans précisément, puisqu’il a fallu attendre la loi du 3 janvier 1969, confirmée par le Parlement en 2011, pour que le contrôle des populations nomades soit assoupli. Le carnet de circulation remplace alors le carnet anthropométrique et le carnet collectif, la catégorie administrative des gens du voyage celle des nomades. La détention du carnet de circulation est désormais obligatoire pour tout individu âgé de plus de 16 ans “habitant une résidence mobile” (en revanche, il ne peut lui être délivré de carte nationale d’identité). Ce carnet doit être visé par les autorités tous les trois mois. Les détenteurs de ce document n’ont toujours pas accès au droit de vote, qui nécessite un rattachement de plus de trois ans à la même commune, alors que le choix de celle-ci est contraint par le respect d’un plafond de 3 % des gens du voyage au sein de sa population totale… Les discriminations ont certes changé de degré, mais aucunement de nature.
Eric Briat, mars 2014.
1 La carte d’identité des Français a été créée, à titre facultatif, par le préfet de police du département de la Seine en 1921. Le 27 octobre 1940, le régime de Vichy décrète que “tout Français de l’un ou de l’autre sexe, âgé de plus de seize ans, ne peut [désormais] justifier de son identité que par la production d’une carte d’identité”, qui sera délivrée et généralisée à partir de 1943, en intégrant le numéro d’inscription au répertoire national d’identification des personnes physiques. Le décret du 22 octobre 1955 est cependant revenu sur le caractère obligatoire de ce document administratif.
2 En 1882, Alphonse Bertillon, chef du service photographique de la préfecture de police de Paris et fondateur du premier laboratoire d’identification criminelle de la police, crée un système de classement des fiches de police suivant les mesures prises sur les individus arrêtés. Appliqué initialement aux suspects, l’enregistrement des mesures du corps, complété par des photographies de face et de profil, est étendu progressivement à tous les individus détenus dans les prisons, les criminels libérés, les prostituées enregistrées par la police, les étrangers expulsés, les individus condamnés à de faibles peines et remis en liberté, comme les vagabonds ou les mendiants. L’extension de cette procédure de fichage aux nomades avec la loi de 1912 marque donc une nouvelle étape de son déploiement : elle ne vise plus seulement des populations répertoriées au regard de leurs activités délictuelles ou criminelles (réelles ou supposées), c’est désormais un groupe social dans sa totalité qui lui est soumis.