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“Il me semblait pouvoir partir de n’importe quel point de l’espace : de proche en proche, je finirais toujours par découvrir un monde.” Voilà ce que l’on peut lire sur le site très fourni, www.documentsdartistes.org/artistes/roeskens, consacré au travail de Till Roeskens, au bas d’une photographie d’un paysage sans attraits, hormis, pauvre détail, une chaise vide tournée vers l’horizon. Son credo ? Peut-être, si l’on accepte d’y lire plutôt que l’ambition conquérante d’un découvreur d’univers, une technique du pointillé, une méthode du cheminement à petit pas. Et si l’on concède que le freine encore l’effet Achille et la Tortue qui y préside : avancer de “proche en proche”, c’est assurer au lointain de demeurer à jamais hors de portée. Il n’empêche, ceci indique assez combien Roeskens privilégie la géographie, ses points, ses cartes, leurs mouvements potentiels : une dynamique horizontale.
C’est dans cette perspective qu’il a initié en 2004 à Strasbourg une suite de travaux intitulée Plans de Situation. Définition : “Basés sur l’exploration de divers fragments du monde, à l’écoute de ses habitants, les plans de situation dessinent des géographies subjectives via la parole des autres. Sous des formes variées (conférence, livre, vidéo, exposition…), ils tentent d’ouvrir les récits de situations individuelles et locales sur des questionnements plus vastes concernant nos tentatives de nous orienter, de peupler l’espace, d’y chercher un chemin.”
Vidéocartographies : Aïda, Palestine (2009) appartient à ces Plans de Situation, sous une forme cinématographique. Un autre film le précédait, tourné à Creil en 2007. Un autre encore le suit, aujourd’hui abouti, tourné à Marseille dans le quartier de la Joliette en “restructuration”. Preuve que Roeskens, sans se dire cinéaste, sait insister avec cet outil, sa grammaire et ses usages extensifs, à l’instar de bien des artistes qui travaillent au plus près des urgences, dans les rigueurs et les inventions qu’elles requièrent : sans piété. Mais si l’énoncé de son principe, “n’importe quel point de l’espace”, vaut sur une carte d’état-major, sa pratique est moins aisée. Aïda n’est ni Creil, ni Marseille. Sévit là, près de Bethléem, comme ailleurs en Palestine, une guerre d’une espèce particulière. Le déni de citoyenneté et l’impossible liberté de circulation qui l’accompagne pour une partie de la population en sont, comme on sait, les traits légaux les plus significatifs. L’un parmi de nombreux, Aïda est un camp de réfugiés, selon l’expression consacrée, établi depuis 1950. D’un hectare de surface, il renferme plus de 3 000 âmes. C’est à l’aune de ce contexte que Till Roeskens a pris ses décisions. Choix, par exemple, d’avoir rétréci son champ d’action dans les bornes étroites d’un mètre carré, taille d’un châssis improvisé sur place. Telle restriction drastique l’a conduit à d’autres subordinations majeures, à d’autres entorses au confort de la norme.
Vidéocartographies : Aïda, Palestine tord une règle qui pèse sur le cinéma documentaire. Laquelle ? Celle qui tient à la volonté d’identifier les protagonistes, et notamment l’usage de leur voix. La voix, telle est la prescription, se doit de coïncider avec son origine, tangible, certifiée, arraisonnée : des lèvres, un visage, un corps, un nom propre, une fonction. On ferait fausse route, édicte cette loi tacite, à la laisser vaquer seule, à moins qu’elle ne soit celle du Grand Commentateur, voix omnisciente, qui va soutenir de sa science toutes les images. Du coup, le corps, dans de telles entreprises, n’apparaît nullement dans sa gloire, fût-elle opaque, il n’est que le maître par défaut d’une voix tenue en laisse. Et cet écrasement du discours sur le visible s’accentue encore lorsque les témoins sont, d’une manière ou d’une autre, des “victimes”.
Quel est le motif d’une surveillance aussi policière ? C’est que, pensent ces films, il importe de rendre aux victimes leurs corps intacts. Lésées, les victimes retrouveraient leur intégrité à témoigner entières ou presque, en gros plan ou en plan américain. Le cinéma alors permettrait de restituer ce qui a été spolié, de faire émerger au plein jour ce qui avait été effacé sous la nuit du préjudice. En bref, rendrait justice et réparerait les torts. L’intention est louable. Et l’entreprise, quoique délicate, parfois possible.
porté, disparu
Mais pourquoi semblable opération serait-elle si difficile ? Parce qu’il ne s’agit pas seulement de faire revenir le disparu, le tu, l’entravé, le meurtri, mais de le faire retourner comme tel. Le retour doit être autant celui du blessé que de sa blessure. Faire voir, dans un même mouvement, ce qui avait disparu, et que ça avait disparu. Découper dans le brouillard de l’invisible pour que du visible s’organise à nouveau sous nos yeux, d’une part. Et c’est une tâche malaisée. Mais elle se tient trop loin encore de l’injustice si ne s’y adjoint pas, d’autre part, au sein du visible reconquis, le maintien de son évanouissement passé, l’insistance de l’oppression qui l’a contraint. C’est cette nécessaire remontée-là, complexe, contradictoire, qui discrédite l’emploi d’une simple et univoque convocation à comparaître. Pourquoi est-ce si décisif ? Parce que nul n’est propriétaire du tort qui lui est fait. Par définition au contraire, c’est l’œuvre de l’injustice que de déposséder et d’aliéner. Si la douleur participe par force d’une identité, ce n’est alors en aucune manière d’une identité transparente, stable, qu’il peut être question au final. Car c’est la possibilité même du principe identitaire qui se trouve endolorie, abîmée, tout entière à reconsidérer 1.
Il s’agit donc moins de prétendre réparer les torts et s’inventer Zorro provisoire, que de parvenir à discerner en un sens ce que le jargon juridique nommerait “le corps du délit”. Cela exige plus que de la candeur, de la bonne volonté ou de la bonne conscience. Cela exige, loin de tout naturalisme naïf, comme Brecht l’indique dans un texte fameux, Cinq difficultés pour écrire la vérité, du courage, de l’intelligence et de la ruse. Mais il s’agit moins de vertus que de la fabrique et des marques d’un écart.
Quel écart dans Vidéocartographies ? A l’inverse du geste attendu, du spectacle de la maîtrise feinte ou de la débâcle, Roeskens décide de cacher les témoins derrière leur témoignage. Que voit-on alors ? Un agencement rudimentaire : en place des plans coutumiers de visage ou de lieux, un écran blanc nous fait face. Le départ est vierge, l’écran est tout entier une page, littéralement, pauvre feuille de papier. Il n’y a pas de projection, pas de cinéma en somme, ni même de document, sinon celui qui va s’élaborer devant nous. Rien n’aura précédé, à l’image, ce que l’on va voir. Neuve donc, une image va, à la manière dont procède une voix, s’improviser devant nos yeux, avancer cahin-caha, s’ébaucher petit à petit pour consister à sa façon. Car, debout mais invisibles derrière cette étendue lumineuse, éblouie, se tiennent tour à tour les acteurs. Ces habitants d’Aïda, ces prisonniers, femmes, enfants, hommes, racontent le quotidien de leurs déplacements dans les camps, évoquent leur lieu de vie. En fait, ils accompagnent un dessin qu’ils crayonnent devant nous, croquis élémentaire tracé d’un feutre noir apparent des deux côtés de la feuille, c’est-à-dire des deux côtés de la frontière de l’image.
Voilà la frontière marquée, ou plus simplement, rappelée à l’existence. Si Roeskens a souhaité filmer à Aïda, c’est qu’il y a là obstacle. Le film relaye cet obstacle, il offre sa mobilité (son possible), à l’immobilisme (à l’impossibilité), mais non pour le résorber frauduleusement, au contraire, pour l’intégrer au film. Aucune magie : nul n’a passé l’obstacle, l’écran est la frontière, qui ne disparaîtra pas plus qu’elle ne sera franchie.
Reste pourtant la possibilité de sa traversée : sa porosité. Promesse ou mime d’un franchissement plus ample, la feuille blanche laisse passer les voix et s’inscrire les traces, graffitis sur un mur en papier, fragile missive envoyée depuis l’autre côté du cahier de lumière. Si les corps des témoins sont occultés à l’image, la voix et le dessin, écriture et glose, seront leurs ambassadeurs, mais ambassadeurs, d’abord, de leur absence. C’est-à-dire non pas à leur place, mais à la place même de leur retrait forcé. Pas plus visibles que derrière les murs de leur mise en quarantaine chronique, ou dans la (relative) survisibilité médiatique, les témoins sont présents ici par délégation. La voix a quitté le corps pour laisser ses timbres, ses intonations, ses particularités d’âge, de sexe, de nombre, migrer ailleurs. Et le dessin n’est plus le prolongement du geste d’une main, il avance autonome, modeste prodige, mystère Clouzot-Picasso en petit : il fait, seul, même chichement, autorité. Si recto et verso renvoient à des incommensurables, reste que leur mince lisière se trouve partagée. Par deux gestes, de chaque côté de l’image : l’un parle et zèbre l’écran de graphes ; l’autre contemple, écoute et déchiffre, non moins actif. Il n’y a entre ces témoins et nous aucune égalité des situations, il y a en revanche, au nom de cet incommensurable et dans son cadre strict, partage d’une forme de passage. Mais passage, d’abord, avant toute “communication”, d’une absence, d’un déficit, d’une forme en creux, d’une puissance.
à livre ouvert
Stanley Brouwn, artiste américain, tout particulièrement intéressé aux questions d’échelle, de mesures, a entrepris entre 1960 et 1964 une série intitulée This Way Brouwn. Interpellant des piétons dans la rue, il leur demande de lui dessiner sur une page de carnet le parcours du point de la ville où ils se trouvent à un autre. Ainsi a-t-il réuni une humble collection de représentations de l’espace urbain, affichant discrètement comment chacun s’y rapporte, s’y repère, se l’approprie et le met en formes, substituant à l’impersonnalité du plan officiel la figure instantanée de son expérience de “passant”. Ces esquisses se situent au croisement de la carte et du dessin, au point de rencontre entre une ville et ses usages personnalisés. A la fois portraits individualisés d’un espace urbain et autoportraits griffonnés de passants, ce que Brouwn recherche sous ces tracés hâtifs, c’est la ville comme fonction-mémoire, comme image, reste, empreinte : comme vestige. Plus encore, comme vestige signé par ses habitants, c’est-à-dire mis en signes, mais aussi paraphé, approuvé, scellé par eux. Ces petits hiéroglyphes sur papier sont le pacte autographe passé entre un lieu et les êtres qui le hantent.
De manière similaire, mais radicalisée par le contexte, et par la forme filmique, les dessins des témoins et les récits d’Aïda illustrent moins une situation, qu’ils ne la signent. Autrement dit, avant de présenter un guide très spécial dans les dédales serrés du camp, avant de décliner une suite d’exemples et d’explications concrètes de la condition scandaleuse dans laquelle ces témoins sont reclus, ce film montre l’élaboration et le traçage d’une signature. Ce faisant, car, en effet, c’est un atelier et sa facture, comme on dit pour parler du singulier d’un style, dont nous sommes les témoins – ce faisant, ils soustraient cette production à la captivité. Or, c’est d’une production d’existence que cette signature relève. Si elle est certes la conséquence de leur enfermement, et la décrit par le menu, dans ses souffrances, dans ses obscures absurdités, dans ses astuces dérisoires et contraintes, le dispositif sommairement construit par Roeskens la retourne en un geste d’autoproduction.
Autoproduction par force incomplète, entravée, mais en cours, à l’œuvre, et dont la part absente est moins une amputation relative à leur détention que le revers, littéralement, de leur ouvrage, c’est-à-dire de leur puissance d’être. Où sont passés leurs corps ? Là, devant nos yeux, nos oreilles, à distance respectueuse. C’est leur voix, rendue à la plénitude toujours hésitante d’une entame de mélopée, de ses accidents, de sa vocation. Ce sont leurs dessins, rendus au mouvement inchoatif d’une calligraphie de ses mouvements. C’est alors que le scandale prend sa pleine ampleur, et qu’un conflit se déclare : à la signature officielle d’une loi inique s’opposent non seulement des témoignages, des récits, des documents, mais, plus décisive, la multiplicité de signatures, rebelles ne serait-ce qu’à s’entêter sans bruit à se tracer, signataires d’un livre déjà ouvert, en suspens.
“Partir de n’importe quel point de l’espace”, on saisit mieux ce que cela ne signifie. Non pas vouloir aussitôt arriver ailleurs, mais le patient labeur des préparatifs d’un départ en quoi consiste, pour l’heure, l’essentiel du périple.
Jean-Pierre Rehm, décembre 2010.
1 Ceux de Primo Levi (2010), le très beau film d’Anne Barbé, fait de ces questions, entre autres, très exactement sa matière et son style même (diffusion Images de la culture).