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Regards croisés
Comment en êtes-vous venue à travailler en milieu pénitentiaire ?
J’ai été amenée à travailler en prison pour la première fois en 1999, après avoir été contactée par Alix de Morant qui animait des ateliers théâtre à la maison d’arrêt des femmes de Rouen. Elle m’a invitée à la rejoindre sur son projet afin de réaliser des portraits des participantes. J’ai donc photographié les détenues dans leur cellule, où elles se mettaient en scène avec leurs objets du quotidien. Puis j’ai entrepris une démarche analogue avec les femmes de “l’extérieur”, sollicitées dans le but de livrer des récits de vie qui deviendraient matériau théâtral. Ces femmes de l'extérieur, sans lien avec la prison, sont venues chacune à leur tour passer une demi-journée avec les détenues qui avait lu leurs récits. C'était un travail autour de la rencontre, de la question du dedans-dehors. Cette première expérience était fondée sur l’échange et j’ai poursuivi dans cette voie. Pour tous les projets que j’ai développé en milieu pénitentiaire, j’ai toujours eu à cœur de donner la parole aux personnes incarcérées. Le temps passé en cellule avec ces femmes, à boire du Ricoré – le café est interdit en prison – m’a permis de découvrir ce que les personnes incarcérées réalisent à partir d’objets détournés ou de matériaux récupérés – dont le plastique des boites Ricoré, justement. C’est ainsi qu’a commencé un autre projet, qui a donné naissance au livre Système P., paru en 2003 aux Editions Alternatives. J’ai réalisé les photos de Système P. dans six établissements pénitentiaires, dont la maison d’arrêt d’Alençon qui était située au cœur de la ville. Cette prison, qui a fermé en 2010, était nichée dans les tours de l’ancien château du XIVe siècle. En réfléchissant sur les relations visuelles entre la prison et l'extérieur, j'ai rapidement pensé que le film documentaire serait la forme la plus appropriée pour développer ce travail. Le projet a évolué et le film a finalement été tourné à la maison d'arrêt de Cherbourg, encore plus imbriquée au centre ville.
Pour ce film, Une Prison dans la ville, comment avez-vous approché les habitants des abords de la prison qui sont aussi les acteurs du documentaire ?
Je cherchais des personnes dont les fenêtres des appartements donnaient sur la prison. Par l'intermédiaire du cinéma L'Odéon, j’ai rencontré une femme qui habite dans l’immeuble situé en face de la maison d’arrêt. Elle m’a présenté ses voisins, et grâce à elle, le contact avec les habitants des deux immeubles a été simplifié.
La question du dedans-dehors est au centre de votre travail : la prison est au cœur de la ville et la ville est très présente à travers les fenêtres de la prison.
C’est le croisement de regards entre voisins qui ne se voient pas. J'avais à cœur de créer ce flottement et de faire en sorte que l'on ne sache pas tout de suite où l'on se trouve. Avec l’image, mais aussi avec les sons, j'ai souhaité travailler cette ambiguïté. Il y a trois pôles : la fenêtre de l’habitant, la fenêtre du détenu et les baies vitrées de la bibliothèque municipale. Les points de vue se confrontent et se mélangent.
Comment s'est déroulée la préparation du tournage ?
En amont du tournage, nous avons proposé avec la Maison de l’image de Basse-Normandie un atelier de programmation de films documentaires. Cet atelier me semblait indispensable dans la mesure où cela a permis aux personnes détenues de mieux comprendre le projet et de se familiariser avec le cinéma documentaire. Souvent, les gens font l'amalgame entre documentaire et reportage télé. Avec Jean-Pierre Lenoir, qui animait l'atelier, nous avons visionné des films documentaires qui traitaient de l'architecture, de l'urbanisme. Lorsque j’ai commencé à tourner – et le tournage a duré une vingtaine de jours – les personnes détenues ont ainsi pu mieux appréhender ma démarche.
Qu’ont ressenti les Cherbourgeois qui ont vu le film ?
La projection a eu lieu six mois après le tournage, le même jour à la prison et au cinéma de Cherbourg. Au sein de la prison, les personnes détenues étaient très étonnées, très touchées du regard que les habitants voisins pouvaient porter sur elles. Celles qui, dans l'intervalle, étaient sorties, sont venues à la projection au cinéma, souvent avec leurs familles. Les habitants ont fait ainsi la connaissance de quelques uns de leurs voisins invisibles.
Le film donne l'impression d’un lieu – la prison – très proche de la vie urbaine quotidienne.
C'est le propre des prisons qui se trouvent en centre-ville, il y a une proximité entre l'intérieur et l'extérieur. J'ai souhaité à travers ce film documentaire travailler le lien dedans-dehors. Images et sons parviennent à passer de l’un à l’autre par-dessus les murs .
Quelle est la prochaine étape de votre travail en prison ?
Dans chaque projet, il y a un peu du projet suivant. Les projets se nourrissent au gré des rencontres, des expérimentations menées. Dans mon travail, je m’attache à travailler le lien entre l'intérieur et l'extérieur, à nourrir mes propositions en prison de ce que je fais à l'extérieur. J’ai mené, l’année dernière, un projet culturel qui comprend un atelier de programmation de films et le tournage d’un film documentaire. Celui-ci porte sur la fermeture de la maison d’arrêt de Rennes, l’ouverture de celle de Rennes-Vezin qui la remplace, et il aborde les problématiques liées à l'architecture. Le Déménagement interroge la façon dont l’architecture d’un établissement pénitentiaire détermine les comportements des personnes détenues et du personnel, et interfère dans son mode de fonctionnement.
Propos recueillis par Patrick Facchinetti, septembre 2010.