Sisältöjulkaisija
Cétoines et autres lucanes
La Capture s’ouvre sur un plan de Pierre Bergounioux à sa table lisant un extrait de son journal daté de 1980. Il y est question de l’effacement des souvenirs, et du regret, faute d’avoir entrepris plus tôt ce travail de diariste, de ne pas avoir “conservé quelques lignes du temps d’avant, avant la certitude de mourir”. Le besoin brûlant de fixer le temps est posé en préambule, porté par le regard noir de l’écrivain, d’une telle intensité que Geoffrey Lachassagne le compare aux visages sculptés par Giacometti. Vient ensuite une séquence où le même homme, de dos, marche sur une route de campagne. L’allure est vive, la silhouette compacte, Giacometti encore. Gros plan sur une main fermée qui s’ouvre sur un petit scarabée noir puis se referme. Clic clac. Bien sûr, c’est l’un des enjeux originels du cinéma que de nous aider à penser notre rapport au temps. Un temps “scellé” pour reprendre la formule d’Andreï Tarkovski, composé d’images figées comme on épingle des cétoines dans des boîtes, et qui gardent leurs couleurs comme les collections de Linné ont conservé les leurs 250 ans plus tard.
Mais la parabole aurait été trop simple, le film tautologique. Au lieu de coudre bord à bord les deux gestes, le sien et celui de l’écrivain, Lachassagne oblique, empruntant les voies auxquelles nous invite le monde animal : “Entremêlées, circulaires, droites, courbes, serrées, non compactes, claires, obscures.” 1 Parce que finalement, et quels qu’aient été les aléas du tournage, écrivain et réalisateur ne convergent pas vers un désir commun – fusionnel – de saisir ce vif qui toujours nous échappe. Pour le second il va être question de lâcher prise, quand le premier ne peut que constater : “Il y a une dernière chose qu’on peut envier aux insectes, outre la cuirasse, les cœurs épars, la science innée, la stupeur : c’est la patience.” 2
L’impatience, l’excitation du chasseur, voire une certaine férocité ̶ car il y a bien une aspiration à l’exhaustivité, voire à la démesure chez cet écrivain prolifique, auteur de plus de 70 ouvrages, d’un journal de 3600 pages et d’un inventaire entomologiste des espèces présentes en Corrèze ̶ c’est sans doute cela que Lachassagne avait initialement souhaité capturer. A la place, il filme un homme qui fume dans une véranda lessivée par la pluie ou qui tourne en rond dans son bureau comme une lucane piégée par du vinaigre au fond d’un bocal. Si l’insecte est rapport au temps, lui qui n’en a pas tout éphémère qu’il est, il est également
rapport au territoire. Qui dit territoire dit ennemi, et d’ennemi il en est aussi beaucoup question dans La Capture. Notamment dans cette scène où Bergounioux écoute à travers un conduit de cheminée la rumeur des abeilles qui y ont élu domicile. Nul émerveillement naturaliste ici, c’est la contrariété qui se lit sur le visage de l’écrivain écoutant le bourdonnement sous un casque, une expression fermée dans laquelle sourd un sentiment de défaite. Les loirs envahissent le grenier, les salamandres la cave, les grands bois avancent, alentour le sauvage gagne sur le territoire des hommes.
Mais là encore, Lachassagne fait un pas de côté, pour éviter à son film d’être la proie du penchant décliniste de l’écrivain. A la fin du film, une belle séquence nocturne montre une silhouette féminine en ombre chinoise décrochant un à un des coléoptères agrippés à un drap blanc. A un moment, l’insecte pique, la main lâche… Face à un insecte qui mord le doigt jusqu’au sang, on peut réagir en prétendant qu’il n’y a pas de cruauté du collectionneur, qu’elle ne s’applique pas au règne des insectes, on peut invoquer leur absence de sensibilité… ou bien simplement (re)lâcher.
S’il a dû faire le deuil de ces verts lumineux et profonds qui auraient pu jeter un pont entre le plateau de Millevaches et la jungle d’Apichatpong Weerasethakul, Lachassagne n’en a pas pour autant renoncé à une démarche esthétique d’une grande délicatesse, portée par une vive attention à sa matière sonore et visuelle. En lieu et place des couleurs rêvées, La Capture déploie une palette d’ocres et de gris, et substitue aux reflets irisés des carapaces la texture d’une gabardine au col en fourrure, d’un blouson de cuir, d’un pull de laine élimé aux manches ou de la peau des mains de Bergounioux. Une démarche nourrie aussi d’expérimentations plastiques ̶ comme ces jeux d’encres dont il ne reste que quelques plans fugaces, dans le générique et les têtes de chapitre – qui à peine entrevues nous laissent avec le regret qu’elles ne nous initient pas plus longuement au monde fuyant, fluide et ouvert des insectes.
Céline Leclère
1 Xénophon, L’Art de la chasse, éd. Les Belles Lettres, 2003.
2 Pierre Bergounioux, Le Grand Sylvain, éd. Verdier, 1993.
"Lost on The Plateau"
Entretien avec Geoffrey Lachassagne.
"Au départ, il y a ma lecture du Grand Sylvain, un court essai dans lequel Pierre Bergounioux raconte un souvenir d’enfance, son désir fou de s’approprier une cétoine, un petit insecte couleur émeraude, très beau et fascinant, et de ne pas y parvenir faute de savoir s’y prendre 1. Cette expérience va fonder sa passion entomologique : l’adulte qu’il est devenu a l’obligation de régler une dette, de répondre à cet enfant insatisfait qui a laissé s’échapper la cétoine, qui n’a pas su comment l’arracher au temps, et qui continue de vivre en lui et de réclamer des réponses à ses questions restées ouvertes. Dans le texte, il décrit les sensations d’un insecte maintenu dans une paume fermée, les éclats métalliques de sa carapace, etc. Son écriture est très riche d’images, d’évocations de lumières, de reflets, de couleurs. Elle a suscité immédiatement en moi des plans, des séquences. Par ailleurs, cette nature m’était très familière, j’ai grandi dans la même région [la Haute-Corrèze].
Ce projet partait donc d’une ambition un peu terencemalickienne de faire un film peut-être pas panthéiste mais en tous cas sensuel, et solaire. Les règles du jeu étaient simples : je demandais à Pierre d’aller chercher certains insectes, dont chacun demandait une technique de capture et un contexte différents – le piège, le filet, la nuit, le plein jour – et je le suivais. La caméra devait être extrêmement mobile derrière quelqu’un qui bougeait sans arrêt, qui attrapait ces trucs brillants, en plein soleil. La Corrèze fin juin, ce sont des lumières dorées, le mauve des tourbières et des verts très profonds. Avec Nicolas Becker [compositeur], on avait travaillé sur une bande son très dense, à partir des cris des insectes. Avec ce travail sur le son, mais aussi sur la lumière avec Pascale Granel [directrice de la photo], je voulais que le spectateur se sente débordé par une sorte de sauvagerie.
Finalement, au moment du tournage, c’est nous qui avons été débordés par une autre sauvagerie, météorologique celle-là. La température a chuté d’un coup. 9° fin juin sur le plateau de Millevaches, les insectes qui crèvent au moment où ça devait pulluler : c’était impossible, ça ne pouvait pas durer ! Donc la première semaine, j’ai essayé de tourner le film prévu. On s’est épuisé à tourner des chasses aux insectes là où il n’y avait pas d’insectes, de grandes séquences en extérieur là où il n’y avait ni lumière, ni couleurs. On sortait et on se prenait des averses, on était gelés et la santé de Pierre se dégradait. Au fil des jours, je me suis retrouvé dans cette situation où le cinéma devient un conte moral qui commande de faire avec ce qui est là, ce que veulent te donner les acteurs ou la météo. Au bout d’une semaine, j’ai compris que j’allais devoir capturer autre chose.
La question était d’inventer ̶ avec des outils pas forcément appropriés, on n’avait pas prévu un tournage en intérieur par exemple – comment mettre en scène ce qu’on vivait, mais pas sur le mode du making of d’un film échoué. Lost in La Mancha 2, c’est très drôle, très réussi, mais ça raconte déjà un tournage qui part en vrille. Là, Lost on The Plateau, ça aurait été trivial, et ça aurait fait oublier Pierre. Il serait devenu un personnage parmi d’autres et moi le personnage principal. Je ne voulais pas que le cinéma devienne le sujet, même si le film était forcé de se retourner sur lui-même, de venir interroger son intention première. Je voulais que ça reste un portrait de Pierre, certes dans des conditions inverses, et montrant une part de lui qui n’est pas forcément celle que je voulais mettre en avant au début, mais qui existe ̶ il suffit de lire ses carnets : son rapport à l’adversité.
Du coup, c’est devenu comme dans une “résidence de création”, une expérience proche de ce que peut être l’écriture sur plateau au théâtre : on lance des choses, qui marchent ou pas, et à partir de là, on tourne… On était dans la maison de Pierre comme sur une scène, avec différents espaces et éléments de décor. Et petit à petit, le film s’est réinventé comme ça, non plus en tant que capture d’un réel au premier degré, mais dans une sorte de second degré de la mise en scène où je le confrontais à des demandes déconnectées de ce qu’on vivait, pour justement montrer ce qu’on vivait. La méthode n’étant plus celle du cinéma direct, il s’est retrouvé dans la position d’un comédien. Il avait déjà participé à plusieurs films mais on l’interrogeait alors sur les masques africains, le devenir de la campagne ou la forêt en Limousin. Là, il était très inquiet parce que pour lui on n’avait rien capturé. Je lui ai dit : “C’est un conte dont tu es le personnage principal.” Finalement, c’est son rapport au temps qui est devenu l’élément central, je le montre comme une sorte d’archétype. Ce qui peut être violent pour quelqu’un qui se prépare à délivrer une parole d’expert et qui se découvre le sujet, percé par l’épingle. La première fois qu’il a vu le film, c’était dans une école d’art, juste avant qu’il ne donne une conférence. Après la projection, il m’a attrapé par le bras et il m’a dit : “C’est fascinant ce que tu as fait avec ces insectes !”
Propos recueillis par Céline Leclère, septembre 2016
1 “Un gamin de cinq ou sept ans peut très bien faire gicler la pulpe d’une cétoine, lui substituer un désastre d’élytres froissé et de jus pâles. Mais alors, il se privera de cela même qu’il souhaitait passionnément avoir, conserver.” Pierre Bergounioux, Le Grand Sylvain.
- Lost in La Mancha (2003), documentaire de Keith Fulton et Louis Pepe sur le tournage avorté de The Man who killed Don Quixote de Terry Gilliam