Jean-Claude Carrière et Sandra Joxe s’entretiennent avec Jurgis Baltrusaïtis (1903-1998) à son domicile. Chercheur érudit et atypique, en marge de l’histoire de l’art, il a consacré sa vie à l’étude des formes aberrantes, des monstres médiévaux aux anamorphoses du XVII^e siècle, avec l’intuition que le désordre a toujours été aussi important que l’ordre dans le développement de la pensée.

Sous l’influence d’Henri Focillon et du surréalisme, Baltrusaïtis se détourne des sentiers classiques de l’histoire de l’art. Dès ses premiers travaux sur la sculpture médiévale, il prend conscience que le principe d’harmonie est insuffisant pour décrire la vie des formes. Tandis que le désordre apparent de l’architecture gothique répond à une loi stricte de l’ornement, dans l’architecture romane, des monstres se contorsionnent sous la pression géométrique du cadre. L’étude de l’anamorphose, image dilatée qui retrouve sa forme dans le reflet d’un miroir, montre comment l’illusion, née d’un calcul savant des lois de l’optique, est au cœur des préoccupations scientifiques et métaphysiques du XVII^e siècle. Observer le dérèglement de la règle, c’est affronter le paradoxe d’une règle du dérèglement. Comme dans les écrits du jésuite Athanasius Kircher, où la science ne se sépare pas de l’imaginaire, la dynamique de l’ordre et du désordre ne cesse d’enrichir notre vision poétique du monde.

(Sylvain Maestraggi)