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Baleines et cachalots

Baleines et cachalots
Pionnier du cinéma direct pour lequel il signe un manifeste en 1962 et homme aux multiples passions, Mario Ruspoli a réalisé de nombreux films de 1956 à 1984, que le Cinéma du Réel à Paris a présenté en rétrospective en 2012. Outre les quatre volets de L’Art au monde des ténèbres (1983) qui figurent déjà au catalogue Images de la culture, focus sur deux autres de ses films : Les Hommes de la baleine (1956) et Vive la baleine (1972).

Né en 1925, Mario Ruspoli, prince romain et descendant de La Fayette, décédé en 1986, était homme de passions. Formé à l’Ecole du Louvre, il fut successivement ou tout à la fois entomologiste, conférencier, auteur et cinéaste autodidacte, joueur et collectionneur de guimbardes, polyglotte, pataphysicien, spécialiste du magdalénien et de Lascaux, conteur fabuleux et curieux de tout, reconnu pour l’ampleur de sa culture. Ce qui fera dire à Chris Marker, qui s’y connaît, qu’il était “notre Pic de la Mirandole” 1.

La baleine et le cachalot, qu’on ne saurait confondre (l’une a des fanons, l’autre des dents), furent l’une de ses passions. Il leur consacra un premier ouvrage en 1955, à la recherche du cachalot (Ed. de Paris). Curieusement, le livre est dédicacé à Aristote Onassis, armateur mais aussi baleinier, dont une partie de la flotte s’employait à l’extermination des populations baleinières des mers du Sud. Ruspoli racontait comment, au moment de financer son premier essai documentaire consacré aux chasseurs au harpon des Açores, il sut titiller le sentiment de culpabilité du millionnaire grec pour obtenir les deux millions d’anciens francs nécessaires à sa réalisation 2. Voilà comment il se trouva embarqué sur une chaloupe pour la chasse au cachalot et le tournage des Hommes de la baleine.

Ruspoli revint aux cétacés quinze ans plus tard pour la réalisation de Vive la baleine, hymne tragique militant pour la sauvegarde de ces bêtes en voie d’extermination, l’année même – 1972 – où son ouvrage Les Hommes de la baleine paraissait chez Offidoc (texte qui présente notamment l’intérêt d’évoquer les conditions de tournage du premier film).

Baleine et cachalot, deux livres, deux films : il s’agit ici d’histoires de paires ! Celle composée par les deux films est un bon témoignage de ce qui s’est joué entre les années 1950 et 70 dans le cinéma documentaire d’auteur ; les échos mais surtout les différences entre ces deux films disent assez bien l’évolution des mentalités en général et de la pratique cinématographique en particulier. La comparaison est d’autant plus marquante, précieuse, que derrière ces deux films, il y a un référentiel commun, un même couple d’auteurs : Mario Ruspoli donc, et Chris Marker.

 

les Açores

Il faut revenir sur l’histoire des Hommes de la baleine. Conférencier pour Connaissance du monde, Ruspoli avait tiré des rushes tournés aux Açores un montage d’une heure et demie qu’il accompagnait de ses propres commentaires et d’enregistrements sonores captés lors de son séjour chez les Açoriens. C’est alors qu’intervint Anatole Dauman, ancien condisciple de Ruspoli à l’internat de Montjoie. Le producteur raconte s’être d’abord gentiment endormi lors de la conférence de Ruspoli, puis comment, à la demande de ce dernier, il prit en charge la production de ce qui allait devenir un court métrage. “Tandis que Mario se trouvait à l’étranger dans l’exercice de ses fonctions de tourneur pour Connaissance du monde, Henri Colpi montait le court métrage tiré du film-conférence et Marker en écrivait le commentaire. A son retour, Mario trouva un film achevé, dont l’inspiration ne lui semblait pas entièrement correspondre à la sienne. Il est vrai que Colpi et Marker avaient quelque peu ajouté à l’œuvre première. Mais Mario, bon prince, s’en montra par la suite satisfait, la critique ayant applaudi à cette collaboration 3.”

Les Hommes de la baleine se divise en trois parties. La première, composée d’images du dépeçage des cachalots, assez âpres, est une mise en perspective historique et économique de cette pêche, menée à un train d’enfer et avec brio par le commentaire markérien : “On a pu dire sans exagération qu’une femme élégante se mettait du cachalot partout. Sous forme de crème pour le visage, de démaquillant, de rouge à lèvre, de savon, de shampoing, de brillantine ; un fantôme de cachalot s’attache à la journée d’une jolie femme pour rehausser sa beauté, et par ce biais, en provoquant la perdition de l’homme, prendre sa revanche sur lui.”

La seconde est une sorte de stase et l’amorce de la chasse proprement dite : y est décrit l’exil long de plusieurs mois vers l’extrémité Nord-Ouest de l’île de Faial pour y attendre le passage des mammifères. Images de la vie quotidienne, des préparatifs de la chasse, de l’attente et de l’ennui, des veillées et des veilleurs perchés sur la colline à guetter le souffle des bêtes se détachant sur l’horizon marin. Coup de maître du commentaire : décrire sur ces images triviales des hommes, la vie simultanée et tout aussi quotidienne des candides baleines.

La troisième partie, la plus enlevée, est consacrée à l’attaque proprement dite. Documents exceptionnels sur l’une des ultimes chasses au harpon à main, pris depuis la frêle chaloupe. Le montage, un peu confus, énergique en tout cas, tente de rendre l’extrême danger de la chasse et culmine dans le mouvement brusque d’un cachalot blessé qui manque de renverser l’esquif d’un retour de queue. Le motif de la “corrida de la mer” qui irrigue la voix off – emprunté à l’ouvrage de Ruspoli, à la recherche du cachalot – prend alors tout son sens.

Ruspoli n’a peut-être pas reconnu son désir initial dans le travail de Chris Marker et d’Henri Colpi (réalisateur et monteur attitré des jeunes cinéastes de la Rive gauche, de Varda et Resnais notamment), mais indéniablement, l’habileté de la construction du film 4 et l’extrême vivacité du commentaire, caractéristique du premier cinéma de Marker (celui des films de voyage : de Dimanche à Pékin,1956, à Description d’un combat, 1960), produisent un documentaire typique de ce qu’on a appelé l’Âge d’or du court métrage français. Ces courts ou moyens métrages se singularisent par l’omniprésence du texte littéraire ; la restitution de la réalité passe essentiellement par la qualité didactique ou sensible du commentaire et l’habileté du narrateur.

On imagine dès lors pourquoi Mario Ruspoli, qui a partagé longuement la vie des îliens et les risques de la chasse à la baleine, se soit d’abord trouvé réservé sur le film produit par Argos. La distance ironique, parfois lyrique (par le souci de réinscrire l’anachronisme de cette chasse dans la tradition de la lutte ancestrale de l’homme avec les éléments), qu’instaure le commentaire avec les images est sans doute trop grande – et on est plus d’une fois tenté de revoir les images de Ruspoli seules, pour constater leur force documentaire et leur qualité d’expérience rare.

 

cinéma direct

Il faut reconnaître que depuis, le cinéma direct a profondément modifié nos sensibilités. Et sans doute l’inspiration de Ruspoli aux Açores tendait déjà vers cette évidence documentaire dont il sera bientôt l’un des chantres. De fait, Ruspoli n’est rien moins que l’inventeur de l’expression de cinéma direct, qui avec le temps se substituera à celle de cinéma vérité. Il n’a pas fait que trouver la formule, il a participé activement à cette époque en réalisant, quelques mois après Chronique d’un été de Rouch et Morin, deux films relevant pleinement du genre : Les Inconnus de la terre et Regards sur la folie. A chaque fois, sur la recommandation de Dauman, il collabore avec l’opérateur québécois de Chronique d’un été, Michel Brault, qui utilise des prototypes des caméras synchrones créées par Coutant. On retrouve Ruspoli en compagnie des Leacock, Brault, Rouch et consorts lors des débats internationaux consacrés à cette révolution du documentaire 5.

Tournée avec des caméras Bell & Howell 16 millimètres, l’image des Hommes de la baleine préfigurait déjà l’esprit de ce cinéma léger, proche des sujets filmés. Dans le détail, on s’étonnera – mais c’est évidemment plus facile de notre point de vue – que Colpi n’ait pas pressenti qu’il devait respecter l’intégralité de la chasse depuis la chaloupe. En alternant vue embarquée et vue extérieure, d’une barque à une autre, en restant fidèle à un découpage somme toute emprunté à la fiction narrative, il rompt l’unité d’action et le pacte documentaire – toutes choses que le cinéma direct va redéfinir comme des enjeux centraux. Ici comme dans beaucoup de documentaires de l’époque, c’est au commentaire qu’il revient d’attester la véracité de l’expérience. On pressent que le tournage de Ruspoli est alors en avance sur son temps – et indéniablement la suite de son parcours milite pour cette hypothèse –, là où Colpi-Marker poursuivent les années 1950 et ne semblent pas avoir encore pleinement pris conscience de ce qui s’annonce encore indistinctement 6.

 

 

L’image, mais pas seulement : le son également. Aux Açores, Ruspoli s’est accompagné de Gilbert Rouget, ethnomusicologue au musée de l’Homme à Paris, pour enregistrer les chants des marins lors des veillées et les ambiances de la chasse. Ces enregistrements tiennent une place capitale et précieuse dans le film, et ont même fourni la matière d’un disque : Les Derniers Baleiniers – Chants des harponneurs des Açores (Ed. Vogue – coll. musée de l’Homme). “Gilbert Rouget, au cours de mon expédition à Faial, a pu enregistrer les merveilleuses et nostalgiques chansons des Trancadors – ainsi nomme-t-on les harponneurs – et ce disque est le seul au monde à évoquer la longue attente, dans les nuits solitaires à la pointe Nord-Ouest... L'attente de la fusée matinale, signal que les souffles ont été aperçus par les guetteurs en haut des falaises, et que la grande corrida va commencer.” (Texte de la pochette, signé Mario Ruspoli).

 

militantisme

Vive la baleine n’a pas grand chose à voir avec cette histoire de cinéma direct – qu’il enjambe en quelque sorte. Composé d’après la très riche documentation recueillie par Ruspoli (gravures japonaises, peintures hollandaises, log-book français, photographies américaines, etc.) filmées au banc-titre, le film ne comporte qu’un petit nombre de prises de vues documentaires – dont celles consacrées aux chasseurs au harpon empruntées… aux Hommes de la baleine. Le commentaire, écrit par Marker, est à la fois ample et tragique. Il propose un parcours chronologique de l’histoire de la chasse à la baleine, des esquimaux aux navires usines, du harpon au canon à grenades. Ce texte repose sur un petit effet introductif, un enchevêtrement de voix : il débute avec une voix d’homme, professorale et savante, la voix du documentaire objectif sans doute, créditée “voix magistrale” au générique. Voix supplantée par instants par une présence féminine, vive et dubitative (“La jubarte, la jubarte ! Qui ressemble à Roland Barthes”). Cette voix intérieure est la voix des baleines, le point de vue animal, qui confère sans doute au film sa gravité. Bien vite, on abandonne la voix magistrale pour ne suivre plus que cette voix de la baleine qui, au fond, s’adresse aux baleines – et à travers elles, à la part animale de l’homme – pour leur raconter leur histoire.

Vive la baleine témoigne de l’émergence de la conscience écologique dans ces années 1970 naissantes. La lutte militante trouve dans la sauvegarde de la nature un nouveau terrain d’expression et d’exigences. Alors que la pêche industrielle a déjà provoqué la disparition de certaines espèces de baleines et en menace d’autres, le film milite pour l’application des traités internationaux. La voix intérieure, aux baleines : “Vous êtes devenues une industrie, comme le cinéma, et à vous non plus ça n’a pas réussi.” Le commentaire enchaîne d’autres phrases-chocs : “En 1972, la Commission baleinière internationale propose un arrêt de la chasse pendant dix ans. Adopté avec enthousiasme par la Suisse ou le Liban, cette résolution est évidemment ignorée par les pays qui monopolisent la pêche industrielle, le Japon et l'URSS. Leur argument ? Notre industrie en a besoin. Mais lorsqu’il n’y aura plus de baleines du tout, il faudra bien qu’elle trouve d’autres solutions, leur industrie ! Alors le problème est clair : avancer de cinq ans une reconversion inévitable ou prolonger inutilement l’hécatombe d’une espèce animale utile à la planète. Dans ces cas-là, les hommes n’hésitent pas. Ils choisissent l’hécatombe.”

Cette conscience tragique ne parcourait pas le premier film – et dans cet écart se mesure le changement de paradigme qui s’est opéré en une quinzaine d’année. L’anthropocentrisme fondamental des années 1950, caractéristique de l’humanisme optimiste des années d’après-guerre (dont Le Monde du silence de Malle et Cousteau, parfaitement contemporain, est inconsciemment l’expression la plus stupéfiante à nos yeux : la nature comme inépuisable terrain de jeu pour l’homme, à disposition des humains), a cédé la place à l’écologie, un renversement profond des valeurs : ce n’est plus l’homme qui est au centre du monde, mais l’écosystème lui-même.

Le lyrisme de l’affrontement des hommes aux éléments (la mer) et aux bêtes fabuleuses (les cachalots), qui permettait au commentaire de Marker de hisser la chasse hors d’âge des Açoriens au rang de scène mythologique, disparaît au profit d’un constat tragique de l’hubris humaine et, surtout, de la limitation des ressources. Sans aucun doute, l’école du cinéma direct et la période militante d’après 1968, qui parachève sur un versant politique cet engagement du cinéma dans la réalité quotidienne, ont accompli ce passage de l’ardeur littéraire des années 1950 aux phrases coups de poing et désenchantées des années 1970.

Pendant des siècles, les hommes et les baleines ont appartenu à deux camps ennemis qui s’affrontaient sur un terrain neutre, la nature. Aujourd’hui [...] la frontière s’est déplacée. [...] Cette fois les hommes et les baleines sont dans le même camp. Et chaque baleine qui meurt, nous lègue comme une prophétie, l’image de notre propre mort.” Alors que la voix féminine prononce cette dernière sentence, les cris des baleines à l’agonie grincent sur la bande son. Les images montrent la violence de la pêche à coup de canon lance-harpon. Un bout de chair fraîchement découpé glisse sur le pont d’un immense bateau japonais et disparaît dans l’orifice des soutes. Trou noir. Silence. Le dépeçage industriel, en faisant écho à la première séquence des Hommes de la baleine, clôt le cycle des baleines de Ruspoli-Marker.

 

Arnaud Lambert (décembre 2012)

 

 

1 Anatole Dauman (avec Jacques Gerber), Argos Films : Souvenir-Ecran, Paris, Centre Georges Pompidou, 1989.

2 Entretien au Masque et la Plume, 1964 (ina.fr).

3 Argos Films : Souvenir-Ecran, Op. cité, p. 74.

4 Eric Rohmer in Arts, novembre 1958 : “C’est une très heureuse idée d’avoir commencé le film par le dépeçage du cachalot, afin de bien éclairer le spectateur sur l’enjeu de la lutte : celle-ci nous apparaît ainsi non seulement comme un sport, une corrida, mais un travail.”

5 Ruspoli rédige notamment le fascicule Pour un nouveau cinéma dans les pays en voie de développement : le groupe synchrone cinématographique léger, Paris, Unesco, 1963 (en ligne sur decadrages.ch). Sur l’importance de la contribution de Ruspoli dans les débats sur le cinéma direct, voir Mario Ruspoli et le "cinéma direct", Séverine Graff dir., Décadrages, n°18, 2011.

6 Pour preuve, l’article rédigé par Jean-Louis Tallenay dans Radio-Cinéma, consécutif à la séance organisée par Argos pour lancer conjointement Lettre de Sibérie de Chris Marker, et Les Hommes de la baleine : devant le film de Ruspoli, il a le sentiment d’être face à “un vrai documentaire”. Radio-Cinéma, n° 461, novembre 1958, p. 45. Dans le même article, Tallenay emploie l’expression inédite de “cinéma de réalité”, à distinguer évidemment de “cinéma de fiction”.