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Banlieue mon amour

Banlieue mon amour
Trois films (parmi d’autres) choisissent de nous montrer la banlieue – ses cités, ses grands ensembles, ses habitants – autrement qu’à travers des images d’actualités souvent relatives à des faits divers : La Vie ailleurs de David Teboul, Ils ont filmés les grands ensembles de Laurence Bazin et Marie-Catherine Delacroix, et Les Bosquets de Florence Lazar abordent la banlieue essentiellement par le prisme de ses habitants.

La banlieue à “mauvaise réputation”. Les émeutes qui l’ont régulièrement secouée en France au cours des vingt dernières années sont le reflet d’une situation à double tranchant. Expression de la frustration, du sentiment d’abandon et de ségrégation des jeunes habitants, elles furent aussi, aux mains de certains politiciens et faiseurs d’opinion, les instruments de discours idéologiques sur l’immigration, la sécurité et l’identité nationale. Territoire en crise, surchargé de clichés, la banlieue est à la fois au cœur des débats qui agitent la société française et perpétuellement renvoyée à sa marginalité. Qui songerait à aller se promener dans ce que l’on présente comme des cités-ghettos, des zones de non-droit ou des cages à lapins ? Et ainsi que savons-nous de la banlieue ? La crise qui traverse ses cités est autant une crise sociale qu’une crise de l’image, une crise des représentations. Peut-on vivre heureux en banlieue ? Quelle est l’histoire des grands ensembles ? Comment envisager leur réhabilitation ? Chacun à sa manière, La Vie ailleurs de David Teboul, Ils ont filmés les grands ensembles de Laurence Bazin et Marie-Catherine Delacroix, et Les Bosquets de Florence Lazar nous proposent de revoir nos préjugés.

 

la vie rêvée des banlieusards

La Vie ailleurs se présente comme une double enquête : enquête sur l’intimité des personnes qui vivent en banlieue, dans les grands ensembles ou les pavillons, et introspection, quête de soi, plongée dans les souvenirs d’un narrateur que l’on imagine concorder avec ceux du cinéaste. L’objet de cette enquête : le sentiment d’appartenance. Appartenance ou rejet, puisque tout le discours du narrateur, porté par la voix d’une femme en off, s’attache à exprimer une aversion profonde à l’égard de la banlieue. Cette voix qui traverse le film nous fait entendre le roman personnel d’un enfant de l’exil, dont les parents juifs ont quitté l’Algérie pour venir s’installer dans un HLM de la région parisienne. Chronique d’un déracinement, vécu comme un deuil, et qui se transforme en dégoût de l’origine, en ressentiment envers le père et la mère, en désir de fuite dans le rêve, dans la rencontre amoureuse, dans la fiction et l’écriture de soi. Fuite vers une origine à s’inventer, désir d’une vie ailleurs.

De ce sentiment, dont l’exposition s’accompagne d’images d’appartements à l’abandon et de jeunes hommes endormis, naît un ensemble de questions que le réalisateur adresse aux habitants qu’il rencontre, questions qui intéressent leur intimité : Sont-ils attachés à leur lieu de vie ? A leur chambre ? A quoi rêvent-ils ? De quoi sont faits leur vie affective, leurs souvenirs ? Qu’est-ce que se sentir chez soi ? Ces questions qui tourmentent le narrateur, David Teboul les soumet à l’avis d’autres banlieusards, de tous âges et de toutes origines. Et c’est là qu’opère l’étrange dialectique du film. Car les réponses à ces questions, au lieu de conforter le malaise du narrateur, tendent à le contredire. A travers elles, ce n’est pas le dégoût de la banlieue, mais un sentiment d’appartenance qui s’affirme. Et plus encore un sentiment de confiance dans la réalité, une valeur accordée à la vie, à chacune de ses étapes, contre toute échappée dans le fantasme. Est-ce par pudeur devant le dispositif de tournage ? Le ressentiment tient peu de place dans le discours de ces habitants. Deux tempéraments s’opposent ainsi : l’infinie lamentation de celui pour qui le deuil est le moteur d’une invention de soi, d’une fuite perpétuelle, l’ouverture d’une brèche hors du monde domestique, et la paisible assurance de ceux pour qui le foyer, la famille, la répétition des gestes quotidiens offrent sécurité et bonheur.

Assis à la table d’une cuisine, dans les étages d’un grand ensemble, un jeune homme qui rêve la nuit qu’il est en cage se réjouit de retrouver une réalité, aussi dure soit-elle, au réveil. Accoudé à la fenêtre d’un appartement, qui donne sur un stade et des immeubles, un autre jeune homme qui a quitté la cité raconte avoir éprouvé le besoin d’y revenir pour se ressourcer. L’appartement qu’il occupe est celui que lui a cédé sa mère. Parce qu’elle s’est battue pour l’obtenir, il y est profondément attaché. Dans son pavillon, un homme défend la vie collective : “On est pas fait pour vivre seul”, dit-il. Ces trois personnages ont en commun la mort d’un proche. Le deuil n’est pas pour eux l’objet d’une plainte, mais une épreuve de la vie qu’il faut surmonter. Ceux qui évoquent l’enfance, le font avec nostalgie, en dépit des difficultés. Le monde où ils ont grandi est le leur, ils l’ont accepté tel qu’il est. Une petite “gitane” aux yeux vifs confesse toutefois préférer la vie nomade à la vie en appartement, dans un milieu où elle doit dissimuler son identité, sa religion comme elle l’appelle, de peur d’attirer l’hostilité de ses camarades.

A travers ces témoignages, c’est une image inattendue de la banlieue qui se dessine. Si le récit en voix-off, se faisant le relais de certains préjugés, oppose une banlieue inauthentique, marginale, sans identité, décor d’une enfance malheureuse, et un centre-ville désiré où pourrait enfin commencer la vie, le film dans son ensemble révèle à quel point appartements et pavillons sont chargés d’affectivité. L’habitat de banlieue, principalement l’appartement des grands ensembles, se charge d’une valeur mésestimée. Avec la simplicité de son mobilier, ses papiers peints en trompe-l’œil avec vue sur forêt profonde ou île déserte, ses dauphins en porcelaine nacrée et ses rideaux brodés, malgré la répétition de son agencement, l’uniformité de l’architecture, malgré l’élévation qui l’abstrait du sol (contrairement aux pavillons avec leur coin de jardin qui les enracinent), l’appartement des grands ensembles que l’on pourrait croire ennuyeux, voire aliénant se révèle une véritable maison : un lieu protecteur, un espace retiré du monde où l’on se sent chez soi. Chargée de souvenirs et de rêves, la cité-dortoir échappe à la simple fonctionnalité du repos. Elle se trouve investie d’une histoire familiale ou personnelle, d’un héritage, d’une transmission et d’un sens.

 

entre histoire et nostalgie

Si la parole des habitants est essentielle pour revoir les préjugés attachés à la banlieue, Ils ont filmé les grands ensembles fournit un nouvel angle d’approche. De témoignages, il est bien question mais aussi d’images, puisque le film émane de l’association Cinéam, dirigée par Marie-Catherine Delacroix, qui collecte des films amateurs dans la région de l’Essonne. Ces films-souvenirs, films Super-8 réalisés entre le début des années 1960 et la fin des années 1970, nous donnent à voir la vie quotidienne des familles qui ont été les premières à aménager dans les grands ensembles au sud de Paris, juste après leur construction.

Contre la “mauvaise réputation” des grands ensembles aujourd’hui, le film révèle l’enthousiasme de ces premiers habitants qui avaient le sentiment d’aller dans le sens du progrès. Jeunes couples poussant des landaus, tenant leurs enfants par la main lors de la promenade ou au retour des courses, favorisés par la croissance économique et le plein emploi, goûtant les joies du confort moderne et des arts ménagers, les témoins de cette époque avaient le sentiment d’être acteurs d’une vie nouvelle. Sur les images, les travaux ne sont pas terminés… la terre affleure encore, les grues montent les parois de béton des immeubles en chantier. Quelques défauts d’aménagement se font sentir, manque de lieu de culte, manque de commerces, il faut prendre sa voiture pour aller au supermarché. Étrange prémonition des déboires à venir.

C’est une France provinciale, toute fraîche débarquée de la campagne, qui vient s’installer à la périphérie des villes. L’exode rural rapproche celui qui a quitté sa région de l’immigré qui vient du bled. La solidarité entre voisins, l’éducation des enfants, le souci des parties communes sont le ferment de la vie collective. Du reste, la campagne n’est pas loin. Car ce qui distingue la banlieue de la ville, l’un des habitants en donne la formule, c’est l’espace. Les espaces verts en particulier, naturels ou artificiels, où les enfants peuvent jouer. L’utopie lecorbusienne, celle de la ville-parc, qui est une anti-ville, semble rejoindre la réalité. Les champs de coquelicots s’offrent aux jeux de cache-cache, les plans d’eau à la rêverie. Un troupeau de vaches passe sous les balcons d’un immeuble. La banlieue, comme le disait Walter Benjamin, à propos de celle de Marseille en 1928, est un territoire hybride entre ville et campagne, interface entre ces deux mondes ou terrain d’affrontement. Un affrontement d’où il est à craindre que la ville, ou plutôt une certaine manière de penser l’urbanisme, soit sortie victorieuse. La campagne offrant des espaces dégagés à la spéculation et la verticalité des immeubles permettant de construire toujours plus, les tours et les barres des nouvelles cités remplacent bientôt la vue sur les champs. Les hautes façades de béton font de l’ombre aux jardins potagers où il faisait bon faire la sieste. La séparation des fonctions disperse travail, commerce et habitat, ouvrant le règne de l’automobile et des bouchons, des RER saturés.

 

 

 

La plupart des gens interviewés dans le film font partie de la classe moyenne. Après avoir vécu dans les grands ensembles une quinzaine d’années, ils ont choisi d’emménager, dès qu’ils en ont eu la possibilité, dans une maison individuelle avec jardin. S’ils ont aimé les grands ensembles, s’ils en témoignent avec nostalgie, ces premiers habitants les ont abandonnés pour un type de logement plus traditionnel. Certains évoquent la dégradation des conditions de vie à la fin des années 1970, quand le chômage s’est installé en France, que les bâtiments ont commencé à se délabrer, que la mixité sociale a cédé la place à la paupérisation des quartiers. Mais c’est devant leur pavillon qu’ils posent aujourd’hui pour le film. A deux exceptions près qui sont assez notables.

Deux jeunes femmes de la génération suivante qui ont grandi dans les grands ensembles, en sont parties et ont choisi d’y revenir. L’une, une jeune femme blonde, que l’on aperçoit sur l’un des films Super-8 pédalant sur son tricycle à l’âge de 7 ans ; l’autre une jeune femme voilée, fille d’immigrés algériens. L’une pose un regard dédramatisé sur la banlieue, vantant le calme, la diversité des activités, l’autre accuse les médias d’être à l’origine de la “mauvaise réputation” des cités. A l’instar de certains personnages de La Vie ailleurs, chacune se sent attachée à son territoire d’enfance, qui apparaît comme un lieu de ressourcement.

Si c’est à travers des images du passé, films de famille, images de bonheur, qu’Ils ont filmé les grands ensembles entend renouveler le regard sur la banlieue, et peut-être pallier à un déficit d’images, un manque de représentation de ces territoires, sa portée critique butte sur la discrétion du présent. Qu’en est-il des grands ensembles aujourd’hui ? Que reste-t-il de cette époque héroïque et comment déconstruire les représentations qui ont cours aujourd’hui ? Cet écart entre passé et présent se creuse à la fin du film, lorsque la jeune musulmane et ses amies commentent les images de la mère de l’une d’elles, habillée à l’occidentale : son mari lui achetait les plus beaux habits et voulait qu’elle rompe avec les coutumes du bled.

 

en territoire inconnu

Avec Les Bosquets, on s’approche au plus près de la banlieue contemporaine stigmatisée par les médias et les politiques : une cité de Montfermeil dont la jeunesse a pris part aux émeutes de 2005, un ensemble de bâtiments construits au début des années 1960, tombé dans un état de délabrement sans nom jusqu’à ce que s’amorce la rénovation en 2007. On trouve là tous les signes de la banlieue-ghetto : population principalement issue de l’immigration, bandes de jeunes à capuches en bas des immeubles écoutant du rap, course de quad à travers les allées, espace public négligé, vétusté des bâtiments, pelouses exsangues, murs tagués, détritus au vent.

Contrairement aux deux films précédents, Les Bosquets n’est pas basé sur des entretiens. Le statut de la parole y est différent. Le film opère une sorte de trêve du discours, nécessaire table rase qui laisse la place à l’observation. Non qu’il n’y ait aucun discours, mais il y en a une multiplicité – plus précisément des voix, des bribes de discours, des conversations saisies au passage, montées en off, parmi lesquelles certains mots résonnent comme des indices. Les images d’ailleurs fonctionnent de la même manière. Les plans larges alternent avec des plans rapprochés sans qu’il y ait ni raccord, ni contrechamp. Le montage propose une succession de tableaux. Il ne cherche pas à circonscrire l’espace, à privilégier un détail au détriment d’un autre, à établir un ordre entre les plans. L’ambiance sonore, détachée de l’image, indique que la réalité filmée est plus vaste que le cadre.

Face à ce dispositif, le spectateur est renvoyé à ses propres représentations. A lui de relever les détails signifiants, de relier les éléments qui font sens ou de se laisser surprendre. Car le film prend toutes les précautions pour ne pas nous laisser parvenir trop vite à une conclusion. Des visages, de larges vues, quelques situations insolites. Pas de dramatisation, pas d’empathie non plus. Tout est affaire de distance : recul ou proximité, quelle est la distance juste pour observer la banlieue ?

Le film s’ouvre sur une énigme : un rideau noué pend dans l’embrasure d’une fenêtre et cache la vue sur la cité. En off on entend la bande-son d’un film sur la Révolution. La problématique est posée une fois pour toute. Nous sommes là entre visible et invisible, impasse et perspective, histoire et actualité, face à un nœud. Aucun discours, aucune métaphore politique ne viendra plus soutenir l’image. Seuls certains mots entendus dans une séquence ou une autre auront valeur de symptôme et viendront raisonner avec les débats de société : contemplant les barres du haut d’un terrain vague, un homme déclare : “C’est la merde, ici” ; un conférencier qui présente une projection 3D de la cité rénovée aux habitants commente le plan d’urbanisme : “On va de la mosquée au commissariat” ; un homme raconte ses déboires avec la justice après avoir été insulté au McDonald ; dans la dernière séquence du film, des employés chargés des poubelles donnent à voir leur Kärcher, mot qui reste associé aux déclarations d’un ministre de l’Intérieur, peu de temps avant les émeutes de 2005.

Autre mot qui résonne d’emblée comme une énigme : Les Bosquets, le nom de la cité. Nom bucolique, hérité peut-être du lieu sur lequel elle fut construite. Comme dans les deux films précédents, la nature occupe ici une place surprenante : arbres et plates-bandes non entretenues poussent de manière sauvage, la terre affleure sur les chantiers, un souffle d’air passe dans les branches qui jettent leurs ombres sur les façades. A plusieurs reprises, le film semble jouer du paradoxe d’une banlieue idyllique : cerises que l’on cueille sur un arbre, ouvriers faisant la sieste sur un morceau de pelouse, conversation entre deux femmes musulmanes assises dans l’herbe, partie de cartes animée au bas des blocs, terrain vague planté de grands arbres où s’annonce l’orage. Autant de réminiscences de l’impressionnisme et des maîtres du paysage classique (Poussin, Corot), comme pour nous délester de quelques idées reçues sur le mal-de-vivre.

D’ailleurs malgré le caractère impersonnel et l’immensité de l’architecture, on observe ici une grande sociabilité. C’est l’été, les jeunes occupent l’espace public, le seuil des immeubles. Les saluts fusent, on s’interpelle d’un bout à l’autre de la cité. Les voitures tournent. Il y a toujours une clameur, un autoradio, un bruit de moteur comme pour signaler sa présence. On parade, on guette, on reste sur le qui-vive. Pas d’anonymat, des territoires très marqués, comme dans un village. Une sociabilité un peu contraignante certes, entre surveillance et convivialité, d’où se dégage une certaine tension, une nervosité difficile à mesurer. Dans une autre séquence, une femme voilée tend quelque chose, peut-être à manger, à des enfants qui jouent sur un tas de sable. La femme est arabe, les enfants africains. Signe de solidarité, d’une harmonie possible en zone de non-droit ? Non-lieu, non-droit, manque d’éducation, d’autorité, c’est sous l’espèce du sans, du privatif, que se forgent les préjugés. Ce qui est moins bucolique, en revanche, c’est le nom des immeubles : B1, B2… chiffres qui dénotent de la négligence toute rationnelle qui a présidé à leur construction.

Mais les habitants sont-ils plus impliqués qu’autrefois dans les changements que leur proposent les urbanistes et les pouvoirs publics ? Certains prennent des airs d’experts. Experts en logements (ils comptent la capacité des nouveaux immeubles), en rénovation (ils discutent de la couleur des façades à venir), en destruction de bâtiments (ils se remémorent la chute de telle ou telle barre). Le blanc des nouveaux appartements, la netteté schématique des projections d’architectes s’opposent au délabrement des allées, à l’encombrement des balcons. Experts dans le destin qui leur est fait, ils ont l’orgueil des démunis. L’homme qui s’est fait insulté au McDonald décide d’écrire à Nicolas Sarkozy pour se plaindre du procès qui lui est fait. Conscient d’être à la fois victime d’une injustice et partie prenante d’une affaire collective qui intéresse l’Etat en plus haut lieu.

Et on se saurait lui donner tort, car toute marginale qu’elle est, la banlieue est aujourd’hui au cœur des enjeux de la société, soit qu’on l’instrumentalise à des fins politiques, soit qu’elle abrite une jeunesse qui décidera de l’avenir du pays. Face à la “mauvaise réputation” qui la précède et aux ruptures qui la traversent, en privilégiant l’observation sur le jugement, le film mesuré de Florence Lazar pose les prémisses d’un dialogue nécessaire avec ce territoire inconnu.

 

Sylvain Maestraggi (mars 2014)