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Symphonie du multiculturalisme

Symphonie du multiculturalisme
Parmi les cinq arrondissements que compte la ville de New York, le Queens abrite en Jackson Heights l’un des derniers quartiers encore accessibles aux personnes pauvres et précaires, animé par une vigoureuse diversité communautaire et 167 langues dont le maire aime s’enorgueillir. C’est là que Frederick Wiseman a posé sa caméra, poursuivant ainsi un geste documentaire entamé depuis de nombreux précédents films, puisant sa force dans un enracinement topographique inscrit dans la durée, afin de mieux révéler ce qui anime certains lieux.

Face à l’hégémonie rampante imposée par la mondialisation, le quartier de Jackson Heights à New York fait véritablement figure d’exception en termes de diversité, que Frederick Wiseman retranscrit à merveille par la multiplication de ses personnages dans et pour leurs différences : nous allons à la rencontre de séniors LGBTI, d’une association de mexicains qui aide les migrants, des employés des services sociaux, assistons à des messes, des cours dans une école coranique, à des réunions de la communauté juive. Entrecoupés par pléthore de plans sur l’environnement qui les entourent comme autant de tableaux composés d’enseignes de magasins, d’étalages de fruits et légumes ou de fleurs, débordant dans les rues comme à l’écran, ces contrastes et colorations semblent être celles de ses habitants. La plongée dans ce multiculturalisme et ce communautarisme rayonnants va contre toute forme d’idées reçues car il montre un vivre ensemble s’épanouissant certes non pas de manière idéale, mais exemplaire. À l’opposé d’un universalisme dont la négation des différences empêche de fait de penser et de déconstruire les formes d’oppressions spécifiques dont certaines communautés sont victimes, cette organisation est ici comme le cœur battant et irriguant de sa vitalité ce quartier. Et les espaces temporaires en non-mixité, où l’on peut réfléchir à des problèmes ne concernant qu’une communauté, sont garants de liberté et de sécurité.

Jackson Heights est la résultante cohérente de cette coexistence, de ce syncrétisme.  Et c’est sans doute la possibilité de comprendre cela qu’offre le cinéma de Wiseman, là où les discours politiques échouent sur les rives de la surdité, en menant notre regard avec apaisement là où il ne va pas habituellement. Le fantasme du repli sur soi tombe alors par exemple devant le discours de cette femme trans et noire qui exprime avec difficulté, entouré d’autres personnes trans, les violences dont elle est victime. Ailleurs, on ne l’écoute pas. Les juifs se rassemblent eux pour commémorer la souffrance de la Shoah, faire œuvre de relais. Loin de fissurer le quartier, les communautés permettent à l’inverse de résoudre les conflits et esquisser des solutions sinon envisagées sans elles. Chacun joue sa partition pour former la mélodie d’un orchestre symphonique.

La véritable menace, puisqu’il y en a effectivement une, qui pèse comme une épée de Damoclès sur ce quartier, est clairement celle de la gentrification. À quelques dizaines de minutes de Manhattan en métro, la zone attire depuis peu toutes celles et ceux qui travaillent au cœur de la ville sans pouvoir s’y loger. Trop précaires pour s’offrir le centre, mais assez riches pour Jackson Heights, ces nouveaux arrivants font exploser le prix des loyers, délogeant les pauvres et la grande majorité non-blanche qui font le tissu du quartier n’ayant pas les moyens de vivre ailleurs. Un phénomène que connaissent les grandes métropoles, décrypté, toujours à New York mais à Manhattan même,  par Sarah Schulman dans son ouvrage La Gentrification des esprits (éd. B42, 2018), ou que met en scène brillamment le cinéaste Patrick Wang dans son récent dytique A Bread Factory (2018).

Nul besoin d’être spécialiste pour percevoir et sentir que quelque chose va mal, à l’instar de ce jeune homme s’exprimant avec des mots parfois maladroits mais extrêmement lucides, qui expose le diagnostic devant une assemblée de commerçants latinos inquiets. Des cabinets anonymes spéculent et pratiquent le dumping des loyers pour étouffer leurs activités. Les petites superettes, les coiffeurs, les cafés, les vendeurs de rue et tout l’écosystème est voué à disparaitre au profit de magasins de chaines standardisées et aseptisées. Cette séquence déploie de manière iconique la place qu’est donnée dans le film à la parole de celles et ceux qui s’expriment et sont filmés. Respectée dans sa complexité, recueillie gracieusement comme unique et valable, étirée dans une temporalité faussement exhaustive qui n’a de limites que la justesse, son écoute provoque une sensation d’immersion et déclenche des questionnements, un dialogue.

C’est ce dialogue de résistant, jusqu’ici lacunaire, que réactivent les habitants et le film pour nous faire réfléchir sur l’avenir de leur quartier, remettant le forum au centre de la cité que la loi du marché pulvérise de sa main invisible. Si les prix augmentent, c’est tout un paysage filmé qui risque de se volatiliser : les bancs publics, les parcs, les terrains de jeu, les bibliothèques. Autant de lieux où les gens se croisent, partagent et échangent sans un avoir à payer. Si tout documentaire enregistre un point de vue sur la réalité, on a l’impression triste ici que ce pourrait bien être les ultimes images de cette ville au crépuscule de sa mutation.

Si la bande son est heureusement exempte de musiques extradiégétiques, elle rend à la fois compte et hommage à la musicalité du quartier, animé – outre les paroles de ses habitants – par les nombreux chanteurs de rue, les concerts publics, les boites de nuit, les vendeurs et enfin le bruit du train.

Présent depuis le début et tout au long du film de manière lancinante, le traversant comme il traverse irrémédiablement le quartier, le train parait suggérer le mouvement perpétuel, la régularité autant que le renouveau, le voyage à l’international que nous faisons-là. Wiseman cultive l’ambiguïté de ce train qui hante le film à l’oreille : la proximité qu’il installe avec Manhattan est aussi la raison pour laquelle le quartier est en danger.

 

Joffrey Speno, avril 2019.