Le voyage en Italie
De la fin du xviiie siècle jusqu’aux années 1950, Vues d’Italie esquisse une histoire du regard où se suivent et se répondent littérature, peinture, photographie et cinéma.
Le film nous emmène à la rencontre de différents sites emblématiques : Rome, Naples, Venise, Palerme. À chacun de ces sites est associé un écrivain faisant part de ses impressions de voyageur : Rome et les ruines de l’Empire (Zola) ; Naples, ville populeuse et labyrinthique (Dumas) ; non loin d’elle le Vésuve (Chateaubriand), le site archéologique de Pompéi (Gauthier), Cumes et le lac Averne, décors mythologiques de l’Énéide de Virgile ; Venise, ville mélancolique bercée par la nonchalance de ses canaux (Proust, Thomas Mann) ; Palerme, théâtre des combats du héros Garibaldi (Dumas, Maupassant).
Chacune de ces villes voit se superposer différents types d’image représentant des sujets parfois identiques : vues des sites historiques, scènes de la vie populaire, séduction des corps. La peinture apparaît toutefois plus imaginative, entre relevé d’impressions (Corot), lyrisme théâtral (Hébert) et rêve romantique (Böcklin) ; la photographie précise et monumentale, héritière des fameuses vedute, vues topographiques dont l’Italie s’était fait une spécialité ; le cinéma (De Seta, Rossellini) tourné vers le présent dont il enregistre le témoignage.
À travers ces écrits et ces images, le film retrace à la fois la tradition du voyage en Italie, c’est-à-dire la description de l’Italie, “terre classique”, berceau de la culture occidentale, par les artistes étrangers venus de toute l’Europe, avec la part de fascination romantique des pays du Nord pour ceux du Sud, des pays froids pour la sensualité des peuples méditerranéens, et la reconquête de ce regard par les Italiens eux-mêmes : associations de photographes faisant le catalogue du patrimoine national ; exploration de la réalité italienne, après la Seconde Guerre mondiale et la période fasciste, par les cinéastes (Rossellini, Antonioni, Pasolini).
naissance du tourisme
Le film montre aussi l’évolution du phénomène du tourisme, l’industrialisation du voyage sous l’effet, entre autres, de l’expansion du chemin de fer. De cette évolution, soutenue par l’invention de la photographie et bientôt du cinéma, naissent de nouvelles formes d’images : cartes postales, films publicitaires d’agences de voyage, films et photographies d’amateurs anonymes. Le Grand Tour qui emmenait les artistes et les jeunes aristocrates aux xviie et xviiie siècles découvrir la patrie des Anciens et de la Renaissance cède la place à une “démocratisation” du voyage. Celle-ci est présentée comme une forme de déchéance de l’expérience du voyageur éduqué vers l’aveuglement et le mauvais goût des masses. En témoigne dans le film l’opposition entre les récits de voyage des grands écrivains et les descriptions mesquines des guides touristiques, entre les peintures des pensionnaires de la Villa Médicis et le kitch des cartes postales. Mais les guides touristiques existaient bien avant la Révolution industrielle et Goethe à la toute fin du xviiie siècle déplorait déjà l’insensibilité de ses compagnons de voyage. On n’a pas attendu la société de consommation pour se moquer des touristes : “Je ne suis pas venu ici pour voir. Je suis ici pour avoir vu”, déclare l’un des protagonistes de Rome en un jour (1884) d’Auguste Strindberg. Pour les artistes et les écrivains voyageurs du xixe siècle, l’Italie est une terre saturée d’images et de récits (Turner dessine d’après les gravures de l’époque les étapes de son parcours avant même de partir) qui les met au défi de s’inscrire dans l’histoire tout en faisant preuve d’une vision singulière.
De ce point de vue, la phrase clé du film est celle qui place l’expérience du voyageur entre “révélation et nostalgie”. Si la nostalgie, portée par la contemplation des ruines et le souvenir des lectures d’Horace et de Virgile, paraît facile à saisir, c’est à travers la révélation que se découvre peut-être le bouleversement esthétique qui s’opère en Italie à l’orée du xixe siècle.
récits de voyage
Le film est placé sous le patronage de Goethe, il aurait pu l’être sous celui de Stendhal. Le Voyage en Italie de Goethe, réalisé entre 1786 et 1788, est publié en 1817 la même année que Rome, Naples, Florence. Si pour Goethe, défenseur du classicisme, c’est-à-dire d’un art de la mesure inspiré par l’Antiquité, le voyage en Italie répond au désir d’un retour aux sources, il se présente également comme un arrachement, un départ précipité pour provoquer le destin, suivant la mode romantique du Wandern, le vagabondage inspiré par la vie errante des artisans à travers l’Allemagne. Il s’agit en faisant l’épreuve du monde de partir à la recherche de soi-même. De fait, Goethe considérera le voyage en Italie comme une renaissance et une initiation. “On ne peut rien comparer à la vie nouvelle que procure à l’homme qui pense l’observation d’un pays nouveau”, écrit-il en décembre 1786.
Même passion de l’observation chez Stendhal pour qui l’Italie est “occasion à sensations”. Le père du réalisme ne s’intéresse pas uniquement à la musique et à l’histoire de la peinture, mais il s’attache à décrire les mœurs et à la politique de son temps – tout en revendiquant la partialité de son point de vue. “Cette esquisse est un ouvrage naturel. Chaque soir, j’écrivais ce qui m’avait le plus frappé. J’étais souvent si fatigué que j’avais à peine le courage de prendre mon papier. Je n’ai presque rien changé à ces phrases incorrectes, mais inspirées par les choses qu’elles décrivent : sans doute, beaucoup d’expressions manquent de mesure.” Les premières lignes de l’avant-propos de Rome, Naples, Florence, placent l’écriture sous le sceau de l’authenticité, de la hâte et de l’inspiration. Le récit de voyage autorise une écriture spontanée et discontinue où la description du monde s’accorde avec l’expression du sujet.
peinture de plein air
En peinture s’amorce avec Corot et son maître Pierre-Henri de Valenciennes ou le peintre anglais Thomas Jones un mouvement similaire qui s’éloigne de la tradition picturale du xviie siècle et annonce l’impressionnisme avec son goût pour la représentation du quotidien et l’étude de la perception. Au xviie siècle le voyage en Italie des peintres français est consacré à la copie des antiques et des maîtres de la Renaissance. Le tableau représente un grand récit inspiré de l’histoire, de la mythologie ou de la Bible ; il est produit en atelier. Les études préparatoires d’après nature se font à la plume, à l’encre et au lavis, et l’on doit savoir dessiner d’après le souvenir et non en imitant directement la nature.
À la fin du xviiie siècle, en Italie, mais aussi en Angleterre, se développe la peinture de plein air. Les esquisses sont peintes directement à l’huile dans un style rapide et schématique, privilégiant les impressions lumineuses et les motifs prosaïques. Les études de toits de Pierre-Henri de Valenciennes que l’on peut voir dans le film en sont l’exemple. Dans l’étude, le paysage est peint pour lui-même, détaché du sujet mythologique ou de la scène qui viendra l’orner dans la version définitive réalisée en atelier. Avec la peinture de plein air se développe une manière nouvelle dont Corot deviendra l’emblème. Si les impressionnistes ont reconnu chez lui un précurseur, le peintre se réclamait toutefois de la tradition classique.
l’Italie à l’époque de sa reproductibilité technique
“Terre classique”, l’Italie est donc également une terre d’innovation artistique. Cela vaut pour la photographie, inventée dans le courant des années 1830 et qui voit s’ouvrir en Italie, sous l’impulsion des voyageurs et des Italiens eux-mêmes, un immense terrain d’expérimentation. En 1833, c’est sur les rives du lac de Côme que l’Anglais Henry Fox Talbot réalise les premiers essais qui conduiront au calotype, procédé permettant d’obtenir un négatif sur papier par opposition au positif direct du daguerréotype. Cette technique légère qui introduit la reproductibilité dans l’image photographique aura un succès considérable auprès des voyageurs qui l’adaptent aux conditions de luminosité et de température afin d’obtenir une “belle épreuve”.
En 1850, une école romaine de photographie se constitue au Caffè Greco qui rassemble des peintres et des photographes de toutes nationalités. On parle bientôt à travers l’Europe d’une “méthode romaine”. Le patrimoine architectural de l’Italie est le motif de prédilection des photographes qui constituent des ateliers (comme celui des frères Alinari à Florence) chargés de fournir en images les amateurs d’art, les musées et les académies. La photographie est alors l’auxiliaire des arts, elle sert de modèle aux peintres et se substitue au dessin, mais c’est aussi une industrie lucrative, ce que n’oublie pas d’évoquer le film. Très tôt également, elle est amenée à jouer un rôle politique. La présence d’Alexandre Dumas et du photographe Gustave Le Gray en Sicile, lors de la prise de Palerme par Garibaldi en 1860, est l’occasion d’un des premiers reportages photographiques. Le temps de l’histoire s’accélère pour adopter la vitesse de l’information. On compte également sur la photographie pour donner à l’Italie unifiée son identité nationale : en 1892 est créé le Gabinetto fotografico nazionale chargé du répertoire des monuments.
de l’image-mouvement à l’incertitude
Dans le domaine du cinéma, l’Italie fut le théâtre d’une innovation peut-être plus anecdotique : celle du premier travelling réalisé en 1896 par Alexandre Promio, un opérateur Lumière, sur le Grand Canal de Venise. Ce n’est pourtant pas un hasard si le voyage en Italie, et Venise en particulier qui invite à une rêverie flottante sur ses gondoles, a donné lieu au premier mouvement de caméra. L’impression du voyageur est indissociable du mouvement occasionné par le transport, et l’on s’étonne encore aujourd’hui que la vue d’un paysage à travers la fenêtre d’un train nous plonge dans un état de contemplation proche de celui d’une séance de cinéma. Autre motif à ce premier travelling : pour celui qui filme, comme pour celui qui écrit, faire entrer le monde dans un cadre toujours trop étroit, se rapprocher au plus près de l’expérience vécue du monde.
Mais qu’y a-t-il hors du cadre ? C’est la question que semblent poser les cinéastes italiens convoqués à la fin du film. Les extraits de L’Avventura d’Antonioni ainsi que ceux de Voyage en Italie et de Europe 51 de Rossellini posent un regard moins idéalisé sur la société italienne que celui des bourgeois européens du xixe siècle. “Révélation et nostalgie” peuvent alors se comprendre de manière nouvelle. La “révélation” est de l’ordre du dévoilement d’un monde méconnu, celui du peuple italien. Passé le désastre de la seconde guerre mondiale et du fascisme, au moment où se développe une nouvelle forme de frivolité (cf. La Dolce Vita), Rossellini et Antonioni posent sur la réalité italienne un regard inquiet, découvrant un monde rural ou prolétaire menacé par les transformations de la société et une bourgeoisie effrayée par ce monde qu’elle laisse derrière elle sans être assurée de son propre destin. Les photographes du xixe siècle avaient déjà représenté la vie populaire, mais leurs images ne sont pas travaillées par la disparition comme celles des cinéastes du xxe siècle. Ainsi les magnifiques images du documentariste Vittorio De Seta 1 sont les dernières d’une société de pêcheurs qui semble remonter à la nuit des temps. Cruelle “nostalgie”.
Sylvain Maestraggi, décembre 2011.
1 Catalogue Images de la culture : Le cinéaste est un athlète – Conversations avec Vittorio De Seta.