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Rencontre avec Franssou Prenant

Rencontre avec Franssou Prenant
Cinéaste rare et indépendante, monteuse de profession, Franssou Prenant vit à Alger et à Paris. Son dernier film, le court métrage Reviens et prends-moi réalisé en 2004, est une méditation sur le désir et la mémoire inspirée par un poème de Constantin Cavafy. Entretien avec la cinéaste, par Sylvain Maestraggi.

C’est à la cinémathèque d’Alger qu’elle a découvert les grands westerns et le cinéma soviétique, dont l’influence sur elle est telle qu’elle dit encore aujourd’hui “monter les films à la russe”. Étudiante à l’IDHEC, Franssou Prenant apprend le métier sur le tournage du Diable probablement de Robert Bresson, puis en montant les films de Jacques Kébadian avec qui elle travaillera régulièrement (Histoire d’une sculpture, Apsaras, D’une brousse l’autre). Elle sera également monteuse – et même interprète – de Raymond Depardon (Faits divers, Empty Quarter) et de Romain Goupil (Mourir à trente ans, Lettre pour L, Paris est à nous). En 1987, elle réalise en Super-8 L’Escale de Guinée, chronique d’un exil volontaire dans un pays resté longtemps fermé sous la présidence de Sékou Touré. En 1999, sort Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde, son unique long-métrage de fiction à ce jour. En 2001, dans Sous le ciel lumineux de son pays natal, trois femmes exilées en France durant la guerre du Liban, évoquent leurs souvenirs et leurs espoirs, sur des images de Beyrouth entre ruine et reconstruction.

 

Quand avez-vous tourné Reviens et prends-moi ?

En 1995, je suis partie à Beyrouth suivre des cours d’arabe. C’est là que j’ai tourné les plans qui ont servi pour Sous le ciel de son pays natal avec lequel, à l’origine, Reviens et prends-moi ne devait former qu’un seul film en deux parties. Cela faisait des années que je voulais aller en Syrie. Quand j’ai eu toutes les images que je voulais pour Sous le ciel…, je suis repartie avec ma caméra. Je suis restée très peu de temps : six jours à Alep et six jours à Damas. J’ai monté pratiquement tout ce que j’ai filmé, je devais avoir vingt minutes de rushes. À mon retour, j’ai tourné les plans avec le garçon, chez moi, à Paris. Il y a également quelques plans extraits de Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde.

 

Comme pour L’Escale de Guinée et Sous le ciel lumineux de son pays natal vous avez tourné en super-8. Pourquoi ce choix ? Comment tournez-vous ?

Le choix du Super-8 relève de plusieurs choses. J’aime l’image de la pellicule Kodachrome 40, qui, malheureusement, ne va plus exister. Elle me permet d’obtenir une image lumineuse et contrastée. J’aime surtout l’image du Super-8 gonflé en 16 ou en 35 mm, qui aplatit l’image et la fait ressembler à de la peinture. Je ne se suis pas opérateur, le super-8 est simple de maniement. Il me permet de filmer seule et de passer tout le temps que je veux à faire le cadre ou à attendre la lumière, de me mettre sur les genoux, de m’accroupir ou de me faufiler. Je tourne toujours à la même focale, à peu près celle de l’œil. C’est quelque chose que j’ai appris avec Bresson : cela n’introduit pas de monotonie, mais donne au contraire une unité et une vision du monde, une harmonie dans une grande diversité. Ma focale, c’est la place où je suis, la place qui me permet de voir les choses, de les montrer comme je veux les voir. Je filme toujours, pour ainsi dire, la partie pour le tout. Je ne filme pas en plan large, je ne fais pas de la description, je découpe le réel. Je filme des bribes de ce qu’il y a autour de moi. Des bribes qui me paraissent signifier ensemble quelque chose, dans la mesure où je les rapproche par le montage, où je leur trouve des similitudes, des fraternités, des entrechocs, des éloignements. Cela constitue un univers, un fragment de monde constitué lui-même de fragments, qui donne plus à voir que si je filmais l’intégralité de ce qu’il y a sous mes yeux… Ce qui, d’ailleurs, est impossible !

 

Comment le texte de Cavafy a-t-il rencontré l’image ?

Cavafy est mon poète de chevet depuis plus de vingt ans. Je l’ai utilisé dans plusieurs de mes films. Il y a des citations de lui dans Paris, mon petit corps…, des bouts de phrases introduites dans le courant des dialogues. Il y a plusieurs des poèmes d’amour de Cavafy que je connais par cœur et que j’ai faits miens. Marguerite Yourcenar, dont j’ai repris la traduction, les appelle les “poèmes érotiques”. La sensualité des poésies de Cavafy m’a semblé être en harmonie avec celle des rues et des gens de Damas et d’Alep. L’association des deux m’a tout de suite parue évidente. Le poème dit : “Reviens souvent et prends-moi sensation aimée.” Il y a quelque chose qui a disparu et qui, pourtant, est toujours présent, c’est du passé présent. Et c’est exactement ce que j’ai ressenti dans ces deux villes de Syrie. Contrairement à l’Occident, où l’on est obsédé par l’actuel, où il n’y a que du présent, en Orient, l’histoire et le passé sont toujours présents. Et puis le choix du poème, c’est aussi parce que le film était une déclaration d’amour. J’ai essayé de faire quelque chose où le désir soit tangible, où on l’éprouve. Pas le désir d’une seule personne. Un désir qui n’est pas fixé sur un seul objet, qui vous envahit et qui vous prend.

 

Le soin que vous avez apporté à la bande son et le montage du film sont remarquables, comment avez-vous travaillé ?

Le montage a été difficile parce que, d’une part, j’ai tendance à couper trop tôt au tournage, comme si je montais déjà le film en le tournant, et que, d’autre part, j’avais constamment besoin de revoir le montage en entier chaque fois que je déplaçais un plan ou que je coupais trois images, pour voir si le film tenait. J’attache toujours beaucoup d’importance aux bandes-son. Le super-8 est muet, mes films eux ne le sont pas du tout, loin de là, sauf peut-être Reviens et prends-moi, où il n’y a pas beaucoup de paroles. Je n’ai jamais de son synchrone, je reconstruis tout au montage. Pour Reviens et prends-moi, j’ai dans un premier temps monté la voix off et l’image ensemble. Pendant trois mois, le film est resté non sonorisé, puis j’ai eu envie de musique. Ça m’intéressait, mais ça ne tenait pas. Si je laissais se développer la musique, ça tuait l’image et ça tuait la musique. Alors je l’ai coupée à la volée et je l’ai montée par rapport à la voix, comme un thème qui revient. J’ai pioché les sons dans ma sonothèque. Pour tous les films que je fais, j’utilise les mêmes sons, enregistrés en Afrique et ailleurs, que je combine différemment, peu importe où se passe le film. J’ai utilisé des sons que j’avais enregistrés au Caire en 1997. Là encore, c’était très délicat, un son de rien du tout pouvait gâcher tout le film, mais si je ne mettais rien, c’était ridicule. Ces sons font du temps, de l’air, de l’espace, ils font du silence. Comme ils ne proviennent jamais du même pays, on n’est pas cantonné dans un espace oriental ou parisien. Il y a un va-et-vient entre un ici et un là-bas.

 

Propos recueillis par Sylvain Maestraggi, novembre 2005.