Sacres, la genèse
Après avoir baigné durant de longues années dans le monde de la musique, de la danse et du spectacle, à arpenter les scènes de nombreux théâtres et à en partager nos passions respectives, le Sacre du Printemps s’est imposé à nous, comme une source d’inspiration commune, tant par l’originalité et la force de sa partition, que par l’engouement démesuré des chorégraphes et des danseurs pour cette œuvre emblématique.
C’est au cours de l’exposition Danser sa vie en 2012 au centre Georges Pompidou, que nous avons redécouvert la pièce : celle chorégraphiée par Pina Bausch, projetée en boucle, comme cela se fait lors des grands événements muséographiques, sur un écran dans un recoin de salle obscure. Nous ne l’avions vue jusqu’à ce jour que par bribes, nous la découvrions dans son intégralité pour la première fois. Nous sommes restés frappés par cette vision : les corps des danseurs, comme traversés par l’expérience de cette cérémonie, semblaient littéralement possédés, animés d’un élan vital allant bien au-delà de la simple interprétation. Le sentiment d’un moment vécu plus que joué, d’un rite dont nous étions devenus incapables de discerner la part de mise en scène et de possession. L’image du rituel ainsi offerte, puissamment évocatrice, alimentait une mécanique inconsciente d’où semblait renaître un monde primitif lointain, tant dans l’espace que dans le temps.
Par-delà les mondes aux décors exotiques et peuplés de chamans, de femmes en transe ou d’hommes cannibales, le Sacre du Printemps renouvelait habilement ces imaginaires préfigurés pour les dépasser à son tour, en transcender les clichés, les tabous, prendre régulièrement à contre-pied nos attentes et nous toucher, invariablement. Nourris de ses fantasmes et de ses réalités sous-jacentes, nous avons décidé de partir en quête du message véhiculé par l’œuvre scénique, et d’en extraire son indémodable portée. Dans ce désir d’en restituer au mieux la richesse, nous avons tracé deux trajectoires : l’une consistant à partir à la rencontre des artistes, chorégraphes et danseurs qui s’emploient aujourd’hui à recréer l’œuvre et à lui restituer sa vitalité. L’autre, à nous mettre en recherche d’un corpus d’images apte à creuser et souligner son imaginaire, à le faire transparaître.
C’est en partant des traces qu’avaient laissées dans notre mémoire les films de Dziga Vertov, Jean Rouch, Margaret Mead ou encore de W.F. Murnau, ethno-cinéastes et grands maîtres de la fiction ayant contribué à forger tout au long du XXe siècle nos représentations du rituel, que nous avons pu mesurer la capacité de ces images à établir un parallèle, à la fois visuel et philosophique, avec la création contemporaine.
Et par leurs communautés d’histoires et de gestes, à s’y imbriquer pleinement. Durant le tournage, nous avons délibérément adopté vis-à-vis des artistes un regard comparable à celui de ces pionniers de l’anthropologie visuelle face aux peuples autochtones qu’ils avaient découverts. Afin d’approcher les danseurs et de filmer la danse au travail, nous avons mis en place un dispositif particulier, un espace réservé où les interprètes retraversent des moments-clés du Sacre, et échangent avec les chorégraphes. Ces moments de dialogue et de recréation constituent la matière première, le cœur de notre film. Toute parole n’émanant que de corps en mouvement, habités et traversés par les rythmes de la musique, et les présences fantômes du rituel. Le film se conçoit ainsi comme un voyage évoluant au fil de nos réflexions, et au cours duquel cet imaginaire complexe et ambigu révèle peu à peu ses deux visages : l’un lumineux et fascinant, empreint de l’énergie vitale d’une communauté humaine invitant à penser la place de chacun en son sein ; le second plus obscur, effrayant, nourri de l’insatiable violence des mises en scène du sacrifice, et draguant derrière lui une vision évolutionniste de l’Histoire dont, pour nous-même comme pour nos sociétés contemporaines, il s’agirait d’enfin se libérer.
Valérie Gabail et Etienne Aussel.