Tête chercheuse
Le ciel est une page blanche à travers des grillages. Un homme, Simon, revient sur sa terre et y enterre une femme. Il rencontre un ami d’une vie passée, dont le nom, Cébès, évoque un temps ancien. Leurs tirades pourraient figurer parmi les monologues d’Eschyle : ils parlent de “la mélancolie de la terre” et de “la mer, très loin, plus loin que la mer”. Pourtant, de paysage, il n’y en a pas : la terre sèche est entourée par les murs vétustes d’une prison d’aujourd’hui. Gilles Blanchard transpose Tête d’Or en le faisant jouer par des détenus. Provocation ? La diction heurtée des acteurs décompose les vers libres de Paul Claudel de façon profane. Mais cette contradiction entre le lieu réel et le lyrisme du texte n’est qu’apparente ; le poète lui-même semble l’avoir souhaitée puisqu’il écrit dans une lettre à Jean-Louis Barrault : “Comment peut-on comprendre Tête d’Or ; il faudrait recréer cette atmosphère de prison dans laquelle nous vivions (…) Je ne vois qu’une issue, c’est de faire jouer Tête d’Or dans un stalag, par des prisonniers, entre des barbelés, et sous le bombardement des avions.”
Les correspondances entre le texte et le quotidien des prisonniers sont patentes. Le “Voyez-moi !” de Cébès se charge du réel de l’acteur prisonnier qui demande un droit à l’image. Gilles Blanchard le filme en gros plan quand il dit qu’il est “comme un homme sous terre dans un lieu où on n’entend rien.” Et le personnage même de Simon, qui devient Tête d’or, est, comme son interprète, un criminel : chef de l’armée victorieux, il tue son Empereur pour devenir Roi. Lui aussi s’écrit : “Voici que je suis un homme enterré vivant et je suis enfermé comme dans un four ! Donne-moi de la lumière !” Comme le dit l’acteur qui l’interprète dans un des entretiens qui parsèment le film, il s’agit de “porter le texte dans le texte sans jamais sortir du contexte”. Au-delà des omniprésents barreaux qui séparent le réalisateur de ses acteurs, les lieux existent donc tous dans leur fonction documentaire : quand Cébès meurt, il est transporté dans l’infirmerie de la prison. Le film parvient ainsi à la fois à être fidèle au texte à la lettre et à constituer un document sur la prison contemporaine.
Les topoï mêmes de la prison se parent de poésie : les graffitis gravés par les détenus sont autant de cartons qui appellent à la liberté, autant d’échos au texte originel. Alors que chez Claudel, la citadelle de l’Empereur est entourée d’un désert, les murs cachent ici le monde extérieur dont sont privés les prisonniers. Cette équivalence abstraite met bien en évidence que la dramaturgie de Claudel se fonde sur des lieux figés où la parole est la seule action. Car ce sont les intentions et les rêves du personnage qui importent plus que ses actes, la prise de conscience de son échec plus que la représentation de celui-ci. De ce fait, c’est la parole qui agit et qui permet aux personnages, comme aux acteurs, de se libérer.
Le lien avec l’extérieur est représenté par le seul personnage féminin, la Princesse, qui apporte enfin la grâce aux hommes. Ce rôle symbolique est incarné par Béatrice Dalle, seule actrice professionnelle du film. Gilles Blanchard la montre errant dans les couloirs à sa guise, entrant ou sortant de la prison, comme pour souligner sa non-appartenance à ce monde. Elle est femme au milieu d’hommes, connue au milieu d’inconnus. Là encore fidèle à l’esprit claudélien, le réalisateur filme Béatrice Dalle comme une icône religieuse : après avoir été crucifiée, soutenue par deux hommes, les bras en croix, le visage penché, elle est à la fois la Vierge et le Christ. La religiosité du film passe ainsi autant par le texte que par la picturalité des images.
À l’inverse, les hommes, eux, sont filmés dans un rapport avant tout physique aux choses. Quand Simon n’est pas encore Tête d’or, son crâne est recouvert d’un bandana et d’une capuche. À mesure qu’il devient le héros conquérant, il ôte les couches, découvrant son visage. La chevelure rayonnante du personnage est ici un crâne rasé tatoué d’un soleil. Jouant sur la proximité des corps dans l’espace exigu de la prison, Gilles Blanchard multiplie les plans serrés sur les acteurs entassés dans une cellule, ou sur les mains qui agrippent d’autres mains ou cachent les yeux des codétenus. Ce Tête d’Or s’apparente à du Claudel revu et corrigé par Jean Genet : comédiens et martyrs, les prisonniers donnent corps donc âme aux personnages.
En filmant le discours où Tête d’or convainc les hommes d’être leur chef devant un écran blanc, le réalisateur impose l’idée d’un corps de cinéma qui surgit. C’est avant tout la présence physique du personnage – et le charisme de l’acteur – qui le fait exister aux yeux des autres. Véritable basculement du drame, c’est aussi celui de l’esthétique du film. Les plans serrés soulignent jusqu’alors, parfois maladroitement, la volonté du cinéaste de montrer l’enfermement ; de même, les prisonniers au début butent sur le texte. Le film Tête d’Or est un work in progress qui ne néglige pas les digressions analytiques sur son propre processus : comment filmer les prisonniers ? Comment jouer ces personnages ? Ce sont les questions que posent la mise en scène de Blanchard et les acteurs filmés à plusieurs reprises en séances préparatoires d’analyse du texte. Ainsi, le phrasé des acteurs se fait au fil du récit plus fluide, les cadres plus assurés. Le film se fait miroir de sa découverte de lui-même.
La distanciation du film en train de se faire devient dès lors le sujet profond de ce Tête d’Or. De cela, la dernière scène est symbolique : tous les morts de la pièce se retrouvent dans une salle blanche, un purgatoire, et regardent la porte de sortie de la prison par la fenêtre. La mise en jeu d’eux-mêmes leur aura permis d’accéder à ce lieu, l’espoir de la liberté. Car c’est dans la banalité de ces lieux – mais la banalité exceptionnelle de la prison – que se crée le sacré. Soudain, le rap d’un prisonnier interrompt le récit comme un chœur grec. Dans la création de la chanson et plus largement du film lui-même, les acteurs se libèrent et trouvent un sens. Si le texte de Claudel dit l’espérance et la foi, c’est le geste même de Blanchard de les retrouver en acte, de montrer le film en train de se faire comme un espoir en train de naître.
Martin Drouot, août 2008.
Notes de Gilles Blanchard (2008)
Le centre pénitentiaire de Ploemeur est l’unique décor de cette fresque claudélienne. Les personnages sont tous incarnés par des détenus de la prison. Seule la princesse est une actrice professionnelle, Béatrice Dalle. L’histoire, la langue de Claudel, les costumes détournent ces murs de béton de leur fonction initiale ; l’enceinte devient le château du vieux roi, la citadelle aux portes du désert. Mais la population carcérale, détenus et surveillants, l’univers sonore de la prison restent omniprésents. Ce qui s’exprime aussi dans cette aventure, c’est principalement la capacité des hommes à s’adapter à cette contrainte qu’est l’enfermement et la nécessité d’explorer par le travail, par l’imaginaire, par le jeu, par le partage, leur humanité essentielle. Le cinéma est une discipline artistique. La discipline est contraignante également, mais elle permet d’atteindre des endroits d’expressions où le corps et l’esprit sont disposés à éprouver des sensations, des émotions, des pensées fondatrices d’une identité qui s’affirme avec plus de clarté.
En prison, la contrainte n’est pas choisie et chacun doit affronter sa culpabilité. Quelles issues ces hommes trouvent-ils pour échapper à ce destin ? Comme pour Claudel à 19 ans, Tête d’Or a représenté une issue possible ; une voie qu’il ne quittera plus s’est imposée au jeune auteur, celle de l’écriture. Le temps du tournage, la porte de la prison s’est entr’ouverte. Si le détenu est “mis à l’ombre”, l’acteur est mis dans la lumière. Dans ce passage de l’ombre à la lumière, chacun fait l’expérience de soi, des autres, du monde.
Pendant 6 semaines, j’ai partagé un premier travail d’écriture scénaristique avec les 26 détenus impliqués dans le projet. L’analyse qu’ils ont pu faire de la pensée claudélienne a été souvent déterminante dans mes choix. C’est la pensée de Claudel dans le scénario qui détermine à quel moment la fiction est la plus forte et à quel moment le contexte l’emporte. C’est parfois clairement séparé ou ça s’enchevêtre. D’un plan à l’autre, je conduis les acteurs à affirmer, à assumer, par le biais de la fiction, leur expérience carcérale ou à s’échapper dans la fiction.
Cette prison moderne est laide. Le bâtiment a été pensé de façon à ce que le détenu ne puisse avoir une vision globale mais seulement fragmentaire du lieu. Souvent, des détenus échappés ont été retrouvés parce qu’ils s’étaient perdus dans cette enceinte où ils venaient pourtant de passer plusieurs années. Le rapport aux couleurs est particulier dans cette prison en béton. Le seul élément végétal, c’est l’herbe et la terre de la cour. La dominante est le gris. Mais c’est aussi sur ces murs érodés par le vent, le sel (la mer est à 1 km) que l’on trouve une gamme de couleur riche et sensible.
Le fonctionnement carcéral ne permet pas un tournage “classique”. Les journées en prison sont ponctuées de micros évènements qui peuvent considérablement perturber le tournage, de même que la disponibilité des détenus, l’accès aux lieux. Le tournage se réalise à l’intérieur de la prison dans les lieux accessibles et autorisés : salle commune, cellule, promenade extérieure, couloir, parloir, infirmerie, atelier, zones neutres extérieures et intérieures… Certaines zones restent totalement inaccessibles pour des raisons de sécurité : miradors, toits terrasses, circulations intérieures de l’enceinte. En revanche, nous avons tourné des séquences dans des lieux relativement secrets, tels que les quartiers disciplinaires ou d’isolement.
Si l’œuvre de Claudel livre un sens nouveau dans ce contexte, la prison et les détenus sont également regardés sous un nouvel éclairage, dont j’espère qu’il contribuera à enrichir le débat sur les prisons.
26 détenus interprètent les 26 personnages de cette fiction. Leur profil pénal est très varié. Certains sont condamnés à de longues peines, d’autres plus courtes, récidivistes ou non, multiculturels et de tous âges. Pour la grande majorité, leur culture est essentiellement télévisuelle. Malgré leur difficulté à intégrer ce langage claudélien, leur faculté d’analyse et de compréhension est souvent remarquable. C’est précisément à cet endroit qu’ils se sont approprié cette œuvre. S’ils restent des acteurs amateurs, ils véhiculent une vraie richesse, le réel de leur identité et de leur situation.
Un rôle a été confié à une actrice professionnelle, celui de la princesse. Je ne voulais pas passer par le travestissement de l’un des détenus. La femme dans l’œuvre de Claudel a une place particulière ; c’est celle qui sauve l’homme, qui le sort de ses préoccupations essentiellement matérialistes pour qu’il accède à un univers plus spirituel. Il était important que cette princesse soit une vraie femme. Cette femme est Béatrice Dalle. Dans l’inconscient collectif, elle n’est pas étrangère à cet univers des détenus. Elle a, dans ses rôles et dans sa vie, elle-même flirté avec cette limite à ne pas dépasser. Il me paraissait donc plausible qu’elle soit la princesse de cet étrange royaume.
Mais, comme les détenus, elle est inattendue dans l’univers claudélien et, comme eux, personne ne l’imagine dans ce grand rôle de répertoire. N’ayant reçu aucune formation théâtrale pour devenir actrice, elle est aussi démunie que les détenus/acteurs face à cette langue et à la contrainte de la versification claudélienne. Etant, comme eux dans l’expérimentation et non dans la pleine démonstration de son talent, le rapport entre la professionnelle et les amateurs gagne en harmonie. Ce partage devrait nous toucher.
J’ai obtenu du Ministère de la Justice et de la Direction de l’Administration Pénitentiaire toutes les autorisations nécessaires pour tourner dans la prison et avec les détenus volontaires. Un contrat a été signé avec chacun, concernant leur droit à l’image. Une autorisation de diffusion a été délivrée par le Ministère de la Justice qui a visionné le film pour s’assurer qu’aucun plan ne compromet la sécurité du centre pénitentiaire et qu’il ne contient aucun propos diffamatoire ou mensonger. G.B.