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Un théâtre sans théâtre

Un théâtre sans théâtre
A qui appartiennent les pigeons ? de Frédérique Lagny présente une alternance de scènes sur deux personnages, un conteur et un dormeur, l’homme de la parole et celui du silence ; deux solitudes appréhendées à travers l’exercice poétique du langage parlé et du langage gestuel comme autant de tentatives de remettre de l’ordre dans le chaos du monde. Le film s'inscrit dans une démarche développée depuis près d'une dizaine d'années au Burkina Faso par l’artiste, et peut être considéré comme le dernier élément d'un ensemble qui se compose de nombreuses pièces, dont les deux principales sont des installations : Yours Truly, 2007, et Vanishing point, 2009.

Formellement, A qui appartiennent les pigeons ? est le premier film de cette aventure menée par Frédérique Lagny, au sens d'un objet auquel on doit reconnaître un caractère cinématographique, en tout cas un objet filmique qui se tient davantage du côté du cinéma que de l'installation vidéo. Le fait que le film s'inscrive dans une aventure "au long cours" est important à mes yeux. D'abord parce que, s’il s'agit bien d'une pièce parfaitement autonome, elle existe aussi dans sa relation à une démarche riche et complexe qui lui donne son espace de respiration, ou qui contribue à dessiner la perspective imaginaire dont elle ne révèle qu'un aspect et dont elle constitue un moment. Ce moment me paraît être celui d'une écoute ou d'une réception, un moment consacré à recevoir les récits poétiques et les gestes des deux personnages qui sont les protagonistes du film.

La deuxième raison pour laquelle cette inscription dans un temps long et dans un ensemble de pièces de natures différentes me semble importante, c'est qu'elle éclaire le statut d'une réalisation qui, tout en relevant d'une forme de type cinématographique, est profondément marquée par le fait qu'elle prend place dans la démarche d'une plasticienne et qu'elle en poursuit la logique. La dimension plastique est donc ici essentielle, mais, au-delà du caractère pictural des images, elle consiste d'abord dans la façon dont ce qui relève de "l'intention" est mis en œuvre, dans la démarche d'un film qui est pensé comme un objet, et un objet qui vaut pour lui-même et non comme un vecteur de communication.

 

bloc d’impressions

Peut-être la première difficulté, tout autant que le plaisir que nous donne ce film, se trouvent-ils dans la façon dont il se livre au regard, dénué du recouvrement par le discours et le commentaire, dans une sorte de nudité plastique qui nous place immédiatement face à ses deux acteurs. C'est une difficulté simplement parce que nous avons l'habitude d'accéder aux personnages des films par le biais des informations qui nous sont données sur leur identité, leur rôle, leur caractère, des traits identifiables qui nous permettent de les comprendre, c'est-à-dire de les ranger plus ou moins clairement, plus ou moins consciemment, dans une catégorie.

L'absence d'une forme discursive dans laquelle le film pourrait se construire, sur laquelle il devrait s'appuyer, sa façon de ne pas inscrire la narration dans son contexte, ouvre sur une logique de la construction qui puise uniquement dans la matière des images et du son. D'une certaine façon, il n'y a pas de message dans ce travail, pas de discours adressé à un public qu'il s'agirait de convaincre, pas d'information destinée à nourrir une connaissance discursive de l'Afrique, ou de la folie, ou de l'Histoire. Le film ne défend pas une thèse ou une interprétation, il nous confronte à deux personnages, à leurs gestes et à leurs paroles, et d'abord simplement à leur existence, à leur présence. Il n'y a pas là d'explication qui nous dirait ce que nous devons penser de ce à quoi nous sommes confrontés, pas plus qu'il n'y a de morale tirée à la fin de "l'histoire". Il n'y a pas d'analyse explicitée, ni même d'agencement habile des éléments que le spectateur serait prié d'assembler pour retrouver après coup le "discours" du film. On ne nous propose pas d'admirer ou de plaindre, de nous indigner ou de condamner, d'admirer ou de rejeter, on ne nous enjoint pas à ressentir telle ou telle émotion que le film entreprendrait de transmettre, qu'il articulerait comme un envoi que nous devrions recevoir.

A qui appartiennent les pigeons ? nous place d'abord "devant". Nous nous trouvons devant un bloc d'impressions, de sensations, d'émotions, qui nous sont données à recevoir, à partager, à penser à partir de nous-mêmes, sans enveloppe interprétative qui les contienne et nous en donne la clé.

La force de ce film est évidemment qu'il soit aussi peu "littéraire", qu'il soit aussi radicalement construit contre la tentation d'une rhétorique de la conviction, contre la production d'une parole qui recouvre la parole que la caméra capte, qui recouvre les corps que la caméra saisit et dont elle s'imprègne, qu'elle accueille, qu'elle travaille et articule dans leur matière, mais qu'elle s'efforce de ne jamais réduire. C'est un vrai travail de construction, de montage, de composition, qui se tient sur le fondement d'une double exigence : ne pas réduire le film à un simple jeu formel, mais ne pas le ramener à un discours "autorisé" et supérieur, la parole de l'auteur comme parole de celui qui sait. Il y a de ce point de vue une violence de A qui appartiennent les pigeons ?, mais ce n'est pas la violence de ce qui est montré, de ce qui est dit, de ce qui est donné comme un discours, c'est la violence du geste même d'accueillir ces corps et cette parole, de se mettre au plus près de la peau et des mots, sans les recouvrir d'un sens qui vienne les contenir, les soumettre, les ramener à l'ordre d'une parole orientée, recevable, avec laquelle nous pourrions être d'accord, ou ne pas être d'accord.

Ici, il n'est pas question d'être d'accord ou pas, il est question de devoir faire avec. La seule injonction qui nous est faite est de nous mettre en situation de devoir nous débrouiller avec ces personnages, de les recevoir à partir de ce que chacun d'entre nous est capable de produire, à partir de notre propre capacité à les saisir – à les accueillir – ou à les laisser où ils sont, à les renvoyer à la question qu'ils nous posent par leur simple présence, par ce que le film construit de leur présence, de leur fréquentation, du temps passé à les côtoyer, à les reconnaître comme des personnes à part entière, des personnes dont le cas n'a peut-être pas à être aussi facilement que ça réglé par les principes fabriqués de nos propres certitudes.

 

Et il est bien question de l'Afrique, de la folie, de l'Histoire. Mais c'est au travers de la réalité singulière de deux personnes, tout à fait réelles, considérées en tant que telles et pour ce qu'elles sont, mais filmées comme des acteurs ou plutôt comme des actants, Frédérique Lagny dira : comme des performers, c'est à dire comme des artistes qui font œuvre par ce qu'ils font, par la situation qu'ils créent, par leurs actions ou leurs paroles. C'est important pour plusieurs raisons. D'abord, cela signifie que leur présence dans le film est tenue comme un travail, comme une contribution, une collaboration. Ils ne sont pas des témoins, ils ne sont pas non plus les objets d'une création qui leur serait entièrement extérieure. Ils sont partie prenante du film auquel ils apportent la matière, mais une matière qui est déjà travaillée, et travaillée par eux-mêmes. Ce travail est évident chez Gaoussou Ouattara, le poète philosophe, l'homme de parole et de dessin. Il est moins manifeste chez Boukary Kaboré, le dormeur, celui dont les doigts rythment des musiques qu'on n’entend pas, ou fabriquent d'étonnants et mystérieux paquets qui sont comme des sculptures aux couleurs plastiques.

C'est évident chez Gaoussou Ouattara parce qu'il construit, il suit une voie, il développe une œuvre, ou le rêve impossible d'une œuvre. Ce qui est plus difficile pour nous spectateurs, c'est que nous ne sommes pas nécessairement les destinataires de son travail, et que nous ne pouvons pas être sûr non plus qu'il y ait vraiment des destinataires à une parole qui semble s'enrouler dans ses propres schémas, dans le décompte de ses éléments, dans les jeux de symétrie des labyrinthes dont elle suit les méandres. C'est une parole qui se construit, mais en boucle et par circonvolutions, dans le dénombrement de ses propres effets de bouclage. Entre arithmétique comptable et conceptualisation philosophique, c'est une parole savante. Plus exactement, c'est une parole qui s'affronte à la parole savante comme à ce qu'elle ne peut pas être exactement, ce par rapport à quoi elle se trouve en écart, en défaut mais en grande fascination, et ce qu'elle affronte par un exercice virtuose de mimétisme.

Ici, l'invention est imitatrice et le ratage est la source d'une formidable inventivité poétique. Gaoussou Ouattara aime les mots, il ne se contente pas d'être fasciné par le savoir, par les études qu'il a faites, il y a déjà longtemps, et la figure de ce qu'il aurait pu être et qu'il n'est pas. La faille qui l'a rejeté en dehors de cette figure est peut-être ce qu'il tente sans cesse de retracer dans un exercice qui ne manque ni de force, ni d'élégance, et qui témoigne du fait qu'il n'est pas si emmuré que ça, puisqu'il capte, de là où il est, les mutations du monde qu'il réintroduit dans le jeu de sa parole. Gaoussou Ouattara est d'un sérieux imperturbable, mais il manifeste parfois un art de la farce et de la formule cocasse qui laisse pantois. Et qui nous renvoie, brutalement, à notre propre réalité, au discours savant par lequel l'Occident construit sa légitimité. Acteur, il l'est, jusque dans l'oubli peut-être feint de la caméra qui le filme.

Boukary Kaboré oppose à la parole du conteur un silence derrière lequel il semble entièrement retranché. Lui ne joue pas, ou au dedans de lui-même, dans l'espace intérieur qui l'habite et dont on perçoit les échos par le rythme que ses doigts battent, par les empaquetages qu'il fabrique, paquets de paquets, tas d'éléments resserrés sur eux-mêmes, tresses plastiques, couches accumulées de sacs ramassés au hasard et serrés comme les vêtements dans lesquels il s'enroule. Etrange construction qui oscille entre bijou et ordure, entre entassement et labyrinthe.

Reste à comprendre ce qui se joue dans la relation de ces deux-là, ou plutôt dans la relation que le film construit entre celui qui dit et celui qui dort, l'homme de la parole et celui du silence, l'enroulement des mots et celui des sacs et des paquets. Qu'est-ce qui se met en scène et qu'est-ce qui se dit de la perte et de l'échec dans ce parallèle ? C'est d'une certaine façon la question flagrante que le film présente comme le cœur de sa construction, l'agent de l'équilibre qu'il établit entre deux figures et deux rythmes, entre la fébrilité de l'un et l'inertie de l'autre. Ce qu'on ne peut pas s'empêcher d'associer à deux figures de l'Afrique et de l'Histoire coloniale, deux formes de l'impossibilité d'être entièrement soi, mais aussi deux façons d'être recouvert et nié par l'image qu'on projette sur vous. A ce moment-là certainement, A qui appartiennent les pigeons ? ne parle plus de l'Afrique, mais bien davantage de l'Europe et de l'Occident.

Jean Cristofol (février 2017)


Ressource : www.documentsdartistes.org/artistes/lagny/page1.html