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“Fantômes d’un empire”, itinéraire de la conscience coloniale portugaise

“Fantômes d’un empire”, itinéraire de la conscience coloniale portugaise
Au travers des collections de la Cinémathèque portugaise, Fantômes d’un empire d’Ariel de Bigault parcourt l’histoire coloniale du pays. Menée par les acteurs ex-colonisés Ângelo Torres et Orlando Sérgio, cette exploration au cœur des productions des années 1930 à nos jours fait resurgir de multiples fantômes : celui contextuel de l’identité impérialiste “disparue” à partir de la Révolution du 25 avril 1974 ; celui politique des corps noirs assujettis à l’idéologie coloniale défendue et véhiculée par le salazarisme. Par Robin Miranda das Neves.

La Révolution des Œillets, orchestrée par le Mouvement des Forces Armées (MFA), bouleverse le Portugal en mettant fin à deux caractéristiques intrinsèques de sa propre représentation politique et cinématographique : l’autoritarisme et l’impérialisme.

Instauré par la constitution de 1933, l’Estado Novo est polarisé autour de la figure tutélaire d’António de Oliveira Salazar (1889-1970). L’installation du salazarisme est concomitante à l’essor considérable du cinéma portugais qui se concentre, à partir des années 1930, autour de l’hégémonique studio de la Tobis Portuguesa qui compte parmi ses membres fondateurs António Ferro. Ce dernier prend la tête du Secrétariat à la propagande nationale (SPN) de 1933 à 1949. Par l’intermédiaire de Ferro, le cinéma occupe alors une place prépondérante dans la promotion et la diffusion de l’idéologie salazariste qui se concentre autour de la notion centrale de l’Empire. La censure, institutionnalisée à partir de la création en 1952 de la Commission de Censure des Spectacles, modèle un imaginaire colonial fantasmé. À travers les actualités et les films présentés dans Fantômes d’un empire, le pouvoir salazariste propage le concept du luso-tropicalisme, théorisé par Gilberto Freyre et qui suppose que le colonialisme portugais repose sur une imbrication utopique entre colons et colonisé.e.s. Dans une moindre mesure, l’héritage de cette doctrine, présentant le colonialisme portugais comme moins violemment racialiste, imprègne toujours en filigrane le regard historique sur cette période comme en témoignent certains propos captés par Ariel de Bigault dans son film.

 

Les soldats portugais : des vivants déjà morts

À partir de l’attaque de la prison du Luanda par le Mouvement populaire de libération de l’Angola en 1961, et jusqu’en 1974, la censure salazariste intransigeante musèle les critiques antimilitaristes et les discours décoloniaux comme le raconte Joaquim Lopes Barbosa à propos de son film Deixem-me ao menos subir as palmeiras (Laisse-moi au moins grimper aux palmiers, produit en 1971-1972 et interdit) dénonçant l’esclavage et le travail obligatoire. Au sein de la fiction, elle n’autorise la représentation du soldat colonial qu’à travers son retour salutaire à la maison, son service rendu à la nation (comme chez Paulo Rocha avec Changer de vie en 1966). Le silence s’institutionnalise autour de ce million de Portugais qui ont été envoyés en Afrique de 1961 à 1974 (sur une population totale de moins de 9 millions d’habitants) comme “s’ils n’[avaient] jamais existé” pour reprendre les mots d’António Lobo Antunes dans Le Cul de Judas (1979, 1983 pour la traduction française). Son expérience en tant que psychiatre pendant la guerre en Angola de 1971 à 1973 lui inspireront plusieurs romans et ses Lettres de guerre (2005) seront adaptées au cinéma en 2016 par Ivo M. Ferreira dans son film éponyme.

Après la Révolution, Fernando Matos Silva (Acto dos feitos da Guiné, 1980), João Boltelho (Un Adieu portugais, 1986) et le regretté Manoel de Oliveira (Non, ou la vaine gloire de commander, 1990) sont les premiers à rendre visible la guerre, ses traumatismes sur les consciences (militaires et civiles) et égratigner le beau récit de la nation portugaise. Ils exposent une sale guerre où chacun sait qu’il va se battre pour des idéaux déjà abandonnés et y mourir.

Sans héroïsme, le soldat portugais est une figure sacrificielle vouée à répéter les défaites de son histoire comme le montre le regard transcendantal de Manoel de Oliveira. Cette dimension martyrologique qui se retrouve dans les œuvres de la génération suivante est également présente dans Fantômes d’un Empire : Margarida Cardoso (Le Rivage des Murmures, 2004) Ivo M. Ferreira (Lettres de la guerre), Hugo Vieira da Silva (Un avant-poste du progrès, 2016). Ces cinéastes se rejoignent dans le refus de l’héroïsation du soldat et de la guerre, apanage du salazarisme guerrier dont le western Chaimite de Jorge Brum do Canto (1953), qui retrace les campagnes dites de “pacification” qui ont eu lieu au Mozambique dans les années 1894-1895, reste l’emblème. Ainsi, le discours historique élaboré par le cinéma portugais ces dernières décennies repose sur la méfiance envers l’autorité militaire et la langueur des soldats, à l’inverse de celui élaboré par le cinéma américain sur la guerre du Vietnam, d’Apocalypse Now (Coppola, 1979) à La Ligne Rouge (Malick, 1998), défendant une vision cathartique du spectacle de la guerre.

 

La lente décolonisation des images

Sous couvert d’un contexte de guérilla où l’ennemi n’est qu’un corps surgissant, les premières œuvres portugaises sur les guerres coloniales ont quelque peu éludé, à l’exception du personnage du guérillero chez Fernando Matos Silva, la figure de l’autre - le corps (militaire) des colonisé.e.s. Les représentations télévisuelles post-1974 des guerres coloniales, qui précèdent celles cinématographiques, inscrivent la Révolution des Œillets dans le même processus libérateur que les guerres d’indépendance africaines. Alors que l’Empire portugais s’est effondré, la lusophonie est artificiellement unie dans un même destin à saisir, à construire et à revendiquer, oblitérant, sous couvert de l’idéologie fasciste à combattre, les causes et les conséquences du colonialisme. Le philosophe portugais Eduardo Lourenço écrit dans Le Labyrinthe de la Saudade (1988) qu’“aucun peuple ne peut vivre en harmonie avec lui-même s’il n’a pas une image positive de soi”.

Absorbée par la restitution de la plénitude des droits civiques communs aux démocraties occidentales, le cinéma portugais n’a pas encore véritablement questionné les parts d’ombre de son héritage colonial. Amorcé par des figures comme Margarida Cardoso (Le Rivage des Murmures, 2004) ou Miguel Gomes (Tabou, 2012), le discours cinématographique décolonial se construit plutôt autour de la violence sociétale subie par les colonisé.e.s. Depuis la position d’ex-colons et autour de figures souvent magnanimes, les cinéastes livrent une “vérité sous forme d’émotion”, selon les mots de Cardoso, afin de ne pas s’approprier la souffrance coloniale. Ainsi, les fantômes que réveille Ariel de Bigault sont ceux de cette mémoire encore taboue, que déconstruit une nouvelle avant-garde lusophone auquel appartient par exemple Filipa César (Speel Reel, 2017 1), et qui exhume les images que les peuples dominés auront faites d’eux-mêmes, redonnant enfin un corps non connoté aux colonisés.

Cependant, la singularité de Fantômes d’un Empire demeure dans cette confrontation frontale entre les cinéastes et les archives de la Cinémathèque pour comprendre les entrelacements mémoriels entre dominé.e.s et dominant.e.s qui parcourent le cinéma portugais. En questionnant les représentations du colonialisme salazariste, Ariel de Bigault nous partage une vision unique et exterminatrice de la guerre.

À travers les figures des poètes et écrivains qui ont édifié le récit de la grandeur portugaise au XVIe siècle - Camões chez Manoel de Oliveira ou Fernão Mendes Pinto chez João Botelho -, la vérité désenchantée que la nation portugaise projetterait pour elle et pour le monde, par le biais du cinéma, serait la mélancolie d’avoir été “le premier inventeur d’une possibilité d’un nouveau monde”, selon la formulation de Jean-Michel Frodon 2. Le récit de l’expansionnisme du Portugal se cristallise, comme lors de la séquence paradisiaque de l’île aux amours dans Non, ou la vaine gloire de commander (1990), autour du legs à l’humanité laissé par les grandes découvertes. Les généraux des guerres coloniales étant tombés dans l’amnésie collective, le Portugal préfère sanctifier les marins qui lui ont permis de se construire un imaginaire alternatif l’obsédant encore, de la romance fantasmée de John From (João Nicolau, 2016) à la quête identitaire des générations issues de l’immigration luso-africaine de Djon África (João Miller Guerra et Filipa Reis, 2017).

 

R.M.d.N., mai 2021.

 

1 Cf. Catalogue Images de la culture.

2 Frodon Jean-Michel, La Projection nationale. Cinéma et nation, Paris, Ed. Odile Jacob, 1998.