L'absence en héritage
Patricio Guzmán a étalé sur son bureau une très grande carte de la Patagonie. Il la filme comme un paysage : travelling, zoom, panoramique... La scène dure longtemps et a de quoi surprendre. Au lieu de se confronter au réel comme on s'y attend de la part d'un documentariste, Guzmán filme la carte chez lui, bien au chaud, à l’abri des courants d’air polaires. Puis il filme, avec le même soin aux détails et la même concentration, un livre ouvert sur des reproductions de photographies anciennes montrant des indigènes de Patagonie nus (en dépit du froid glacial) au corps entièrement peints de motifs géométriques blancs sur fond noir.
Boris Nicot s'introduit dans son cabinet de travail dans ce moment fragile où s'élabore un nouveau film dont Guzmán ne sait pas encore grand-chose sauf qu'il va conduire d'un bouton de nacre à un autre bouton, séparé du premier par deux siècles d'histoire. Chaque bouton est relié à l'histoire d'une campagne d'extermination. Ces deux tragédies que la mémoire nationale chilienne a vouées à l'oubli, Guzmán, cinéaste de “la mémoire obstinée” veut les exhumer, non par goût morbide de la flagellation mais au nom rien moins que de la civilisation. “Le Chili, dit-il, peut se développer économiquement mais tant que durera cet oubli, il n'y aura pas de civilisation.” Ce sont elles qui ont fait l'histoire du Chili, cette extrémité du continent américain qui s'effiloche dans une multitude de péninsules, d'îles, d'îlots, dont Guzmán est persuadé qu’elle aussi est vouée à disparaître, comme tout le reste, mais dans les temps géologiques. “La Cordillère sombrera dans la mer et le Chili tout entier sera englouti dans le Pacifique.”
Ce à quoi on assiste dans ce cabinet de travail, c'est d'abord à un geste de transmission entre un vieux cinéaste que l'âge a libéré de tous les carcans d'écriture, de genre, de format et un jeune cinéaste qui se propose de réaliser le portrait d'un artiste au travail. A l'arrivée, le film de Boris Nicot comme c'était prévisible, subit l'influence de Guzmán et se libère lui aussi de quelques figures attendues dans un portrait à prétention biographique pour se centrer sur le processus de création, autrement dit le travail.
Guzmán tente d'expliquer une méthode qui peut paraître surprenante, mais quel processus de création ne l'est pas ? A ce moment, il tient le début du film, un bouton de nacre qu'un explorateur anglais remit à un indigène de Patagonie qui reçut de ce fait le nom de Jemmy Button. Il tient aussi la fin, un autre bouton, un bouton de chemise fait d'une matière plus quelconque, retrouvé incrusté dans un rail rouillé au fond de l'océan. Celui-là a appartenu à un prisonnier politique assassiné par le régime de Pinochet et balancé – mort ou peut-être vif – du haut d'un hélicoptère pour que son corps disparaisse à jamais. L'indigène patagon lui-aussi a disparu, et pas seulement lui mais la quasi-totalité de son peuple, de sa langue et de sa culture.
D'une disparition à l'autre. D'une violence à une autre.
La première a commencé il y a deux siècles avec l'arrivée des Européens, la seconde date d'il y a quarante ans. Pendant que, pour les Chiliens, le temps filait à vive allure, engloutissant dans les mêmes limbes préhistoriques l'extermination des indigènes et celle des militants de l'Unité Populaire, pour Guzmán, le temps s'est quasi arrêté. “Pour moi, le coup d'Etat [du 11 septembre 1973], ça s'est passé il y a un mois ou deux.” Quant au travail de sépulture, il est l’œuvre de toute sa vie, une œuvre qui ne cesse de buter sur l’absence, l’absence des corps, l’absence des images, l’amnésie instituée.
Ces premiers plans du film de Boris Nicot sont précieux. Guzmán va tâcher, comme il l’a souvent fait par le passé, de faire parler la terre, le ciel et surtout la mer, car, à défaut de témoins (morts ou voués au silence par un pacte d’omerta), l’univers entier a été témoin de ces crimes refoulés.
On avait vu dans Nostalgie de la lumière (2010) des femmes remuer les pierres et les cendres du désert d’Atacama à la recherche des restes de leurs chers disparus dont la dictature avait voulu effacer toute trace. Des archéologues leur avaient appris quelques rudiments de leur science. Une science magnifique qui peut, d’une simple canine, faire surgir un mammifère disparu, d’un caillou noirci ressusciter une veillée d’il y a dix mille ans et, avec un peu de chance, la composition du plat et la recette de sa préparation. C’est à un travail analogue que s’est consacré Guzmán depuis ce fatal 11 septembre 1973 où le président Salvador Allende, après un magnifique discours en direct sur les ondes de Radio Chile, est mort les armes à la main dans le palais de la Moneda bombardé et assiégé par des généraux félons stipendiés par la CIA.
Ce qui a disparu, ce dont les traces ont été elles-mêmes délibérément effacées, pose au cinéma un défi considérable. Rien à constater que l’absence, rien à filmer que le manque.
On pense à Sonderkommando, le film d’Emil Weiss, tourné dans le paysage vert, paisible, désespérément muet d’Auschwitz. Guzmán n’a pas à sa disposition le journal personnel d’un indigène patagon témoin de l’extermination planifiée de son peuple. Il n’a pas de récit d’un survivant des hélicoptères fossoyeurs. Mais il a des cartes et des photos, des images qui n’ont pas été conçues dans le but de témoigner d’une disparition mais dont le cinéma va libérer la puissance. Au prix d’un travail combinant la précision scientifique et les ressources de l’imaginaire, le cinéma va les faire parler et faire réapparaître sinon les corps, du moins les fantômes des assassinés.
Epousant cette démarche, le film de Boris Nicot avance lui aussi entre les silences et les failles, les ellipses et les absences, les traces et les débris composant à petites touches un portrait impressionniste. On ne peut se retenir de penser que Guzmán travaille à une œuvre testamentaire et qu’il a accepté de livrer au jeune cinéaste français, qui a surgi à ce moment dans son espace de travail, quelques clés de ce legs.
Anne Brunswic (février 2017)