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L’homme qui déplantait des arbres

L’homme qui déplantait des arbres
Remarqué au festival Cinéma du Réel 2021, Taming the Garden se déplie en plans aussi grandioses qu’horrifiques sur une nature transplantée et domptée par le caprice d’un homme riche et puissant. De cette réalité crue, Salomé Jashi en fait un conte amer. Par Céline Leclère.

Il nous semble que sous le vernis vert de la feuille il y ait comme un être particulier,

un individu que nous aimons et que personne ne peut nous remplacer
Marcel Proust, Jean Santeuil.


 

Les derniers plans de Taming the Garden dévoilent au spectateur la beauté d’un parc luxuriant, bruissant de cris de perroquets et sillonné par des jardiniers pilotant des voiturettes électriques et des tondeuses à gazon. Ces images se prolongent par celles de très vieux eucalyptus fermement haubanés. Tout dans la mise en scène de Salomé Jashi signale une nature orchestrée, domptée (taming), avec la même rigueur métronomique que celle qui commande aux systèmes d’arrosage automatique. Où se trouve ce singulier jardin d’Eden ? Il s’agit du parc dendrologique de Shekvetili, en Géorgie, construit en 2017 à l'initiative de Bidzina Ivanishvili, ex-Premier ministre et 298e fortune mondiale (en 2021), et qui rassemble sur près de 60 hectares des milliers de spécimens de flore locale et exotique.

Mais cela, Salomé Jashi ne le dit pas. Pas plus qu’elle n’explique comment, pendant près de deux ans, elle a suivi des équipes de bûcherons, d’élagueurs et de terrassiers s’attelant au déracinement d’un tulipier géant et d’un hêtre centenaire. Puis du transport de ce dernier par un convoi routier d’abord, avant d’être hissé sur une barge et convoyé le long des côtes de la mer Noire. Les étapes de ce gigantesque chantier de foresterie, elle les filme à distance, et compose des tableaux dans lesquels les ouvriers apparaissent petits, et presque toujours de façon anonyme.

Pour qui demande à un documentaire de fournir des éléments de contexte géographique ou politique, Taming the Garden sera une expérience déceptive. Il ne sera rien dit ou presque du commanditaire de cette entreprise, dont le nom n’est prononcé qu’à la 34e minute du film. A trois exceptions près, Bidzina Ivanishvili n’est désigné que par le pronom Il. Il n’est donc pas un homme politique socialement inscrit, mais l’archétype du puissant qui a les moyens de s’offrir le monde. L’accaparement des ressources naturelles, au risque de leur saccage, est en effet un phénomène qui excède largement les frontières de ce petit pays. “Les arbres sont mon hobby” a déclaré Ivanishvili 1. En conséquence, ses hommes sillonnent la région de Guria, à l’ouest de la Géorgie, pour acheter des arbres remarquables à leurs propriétaires (au moyen de contrats en bonne et due forme) avant que ne commencent des travaux pharaoniques de transplantation. Faisant ici le bonheur de certains – heureux d’une manne inattendue ou simplement de bénéficier d’une route élargie, le milliardaire rénovant certains axes pour les besoins de ses convois – ici le malheur des autres, des villageois auxquels, en quelques semaines, on arrache l’arbre autour duquel l’espace communautaire s’était structuré.


 

trois contes


 

On peut se demander si c’est la prudence qui a conduit Salomé Jashi à ne pas nommer plus explicitement l’oligarque dont une phrase prononcée dans le film “Fais attention qu’ils ne t’emmènent pas avec ton arbre !” suffit à mesurer l’étendue du pouvoir. Qu’on lui prête une telle toute-puissance à tort ou à raison, celle-ci fait naître la crainte auprès de ceux qui se soumettent à ses caprices, a fortiori chez ceux qui s’y refusent. Salomé Jashi s’est-elle censurée afin de ne pas s’attirer les foudres d’un des hommes les plus puissants de Géorgie ? Ou bien le fait qu’elle ait pu tourner à bord de la barge transportant l’arbre, et parfois aussi comme on le devine, embarquée par les négociateurs d’Ivanishvili lors de leurs démarches d’acquisition, a-t-il réduit sa marge de manœuvre critique ? Dans un entretien accordé lors de la présentation de son film au festival Cinéma du Réel 2, la réalisatrice géorgienne justifie son choix de décontextualiser ses images afin de “privilégier la dimension universelle de son sujet” et confie avoir voulu faire entrer le spectateur dans un “conte”.

Construit comme une pièce de musique répétitive, avec des séquences qui reviennent en boucle, affranchies de la chronologie réelle, Taming the Garden déploie en effet une narration empruntée au conte… pour en entrelacer trois. Le premier pourrait être une fable d’anticipation écologique qui raconterait le sort du dernier arbre sur la planète, qu’une nouvelle arche post-apocalyptique aurait pour mission de convoyer en lieu sûr. Le second raconterait l’histoire d’une communauté meurtrie, amputée de son arbre tutélaire et qui se demanderait “Comment en est-on arrivé là ?”. Le dernier celle d’un monarque frappé d’hubris qui ferait déraciner des arbres pour avoir l’exclusive jouissance de leur contemplation.

Un ciel blanc de brume, une mer immobile, la couleur des deux rendant floue leur ligne de partage : les plans-séquences qui ouvrent Taming the Garden font surgir des images oniriques. Avec ces plans sidérants de beauté, Salomé Jashi se plaît à jouer sur le sentiment d’irréalité. A voir ce hêtre majestueux – bien que sauvagement élagué pour être transportable – se dresser à la verticale de la mer, on entre dans la fable. Et s’il était le dernier arbre du monde ? A sauver à tout prix donc. Et si cette entreprise folle avait pour toile de fond non pas un petit pays - livré à la défaillance de l’Etat et aux caprices d’un milliardaire seul capable d’offrir un deal arbres contre routes à ses habitants - mais une planète dévastée par une catastrophe écologique ? Dans son essai La Douceur de l’ombre, l’historien Alain Corbin rappelle à quel point la vue d’un arbre déraciné a toujours provoqué un sentiment de sidération 3. Et insiste par ailleurs sur la dimension fantastique associé aux arbres dans de nombreuses représentations. Un imaginaire explicitement convoqué ici par ces plans nocturnes où les branches dansent dans la lumière des phares du convoi. Taming the Garden ne craint pas de convoquer la science-fiction, voire le survival : l’immense effort collectif fourni par ces hommes va-t-il permettre l’exfiltration du colosse végétal ? Après avoir traversé les ténèbres dans un fracas de branches puis un océan de brumes, reprendra-t-il racine sur l’autre rive pour y fonder un nouvel Eden ?


 

il fait ce qu’il veut avec son argent


 

Ce conte-là, laissé sans épilogue, s’emboîte avec un autre, celui de communautés villageoises confrontées au rapt de leur totem, qui se déploie à partir des scènes de cortège funèbre. Une femme se signe, une autre pleure, des hommes se réconfortent. Des badauds armés de smartphones se rassemblent pour garder la mémoire du moment d’arrachement de l’arbre à sa terre. Dans les traditions anciennes, comme l’a rappelé l’historienne Andrée Corvol, le déracinement représente le point ultime de la souffrance de l’arbre 4. Planté par les grands-parents ou arrière-grands-parents, souvent pour célébrer une naissance, un mariage ou un événement heureux, l’arbre cimente la communauté. Familier et respecté, il semble immortel. Avec sa disparition, c’est toute une société qui est ébranlée. Une société dont de nombreux dialogues ne cessent de rappeler la fragilité : “La vie est si imprévisible” ; “Tu me dis que les arbres auront repoussé dans deux ans mais est-ce que je serai encore là dans deux ans ?” A ce conte, il faut renoncer à chercher une morale, Salomé Jashi prenant soin de donner à entendre chaque point de vue. Pragmatique : “Il nous fait des routes de qualité même si c’est un salaud.” Fataliste : “Il fait ce qu’il veut avec son argent après tout.” Relativiste : “Est-ce qu’on respire vraiment moins bien maintenant ?” Karmique : “Tout ce que l’on fait de mal nous poursuivra dans l’autre vie.” Et plus rarement, révolté. Avec tout de même une certaine prime à une majorité résignée et désabusée, pour qui la manne providentielle représentée par la vente de ces arbres, à un prix de conte de fées, fait penser qu’en Géorgie, la notion de bien commun ne mobilise guère tandis que la règle du chacun pour soi triomphe : “C’est trop bien, d’un coup tu gagnes de la thune !” dit un homme.

Enfin, les nombreuses séquences de forage, décaissage, de tractopelles déplaçant des tonnes de terre viennent documenter le geste d’un homme qui se prend pour un Titan - et c’est le conte le plus évident, celui auquel la réalisatrice fait explicitement référence quand elle parle de son film. Dans les récits mythologiques en effet, les Titans déracinaient des arbres au cours de leurs combats avec les dieux. Comme le rappelle encore Alain Corbin, arracher l’arbre sacré, c’est libérer l’énergie qu’il contient. C’est, en s’appropriant cet attribut des dieux, espérer s’emparer de sa capacité à renaître à chaque printemps. “J’ai lu dans le journal qu’il faisait ça pour rallonger sa vie” déclare l’un des bûcherons.

 

On pourra objecter à Salomé Jashi que la forme narrative du conte et le choix de décontextualisation qu’elle a privilégiés font courir à son film le risque du relativisme. Les images édéniques de la fin ? Au XVIIIe siècle, se composer un jardin avec des arbres venus des Amériques, qui voyageaient également par bateau, n’était-il pas considéré comme un geste relevant d’une démarche scientifique, pour augmenter les connaissances d’aristocrates botanistes éclairés, voire le bien-être de tous ? Les plans répétés du travail des pelleteuses ? Il y a 50 ans à peine, les travaux de terrassement entrepris par un Walter de Maria ou un Michael Heizer dans le désert du Nevada, si démesurés soient-ils, relevaient du Land Art et ne choquaient personne. Mais si l’on descend des hauteurs de la canopée pour ramener Taming the Garden à son contexte de production, le geste de Bidzina Ivanishvili, méthodiquement planifié et mis en œuvre en 2016, apparaît à notre regard non-décentré comme relevant de l’appropriation avide de biens communs. Et le conte de l’homme qui déplantait des arbres comme une parfaite allégorie des excès de l’Anthropocène.



 

Céline Leclère, octobre 2021.



 

1 https://howstuffworks.wiki/fr/maison-jardin/pelouse-et-jardin/arbres-arbustes-et-vignes/georgian-billionaire-giant-tree-sea-voyage
Salomé Jashi, Mediapart, 14 mars 2021 https://blogs.mediapart.fr/cinema-du-reel/blog/140321/entretien-avec-salome-jashi-realisatrice-de-taming-the-garden

3 Alain Corbin, La Douceur de l’ombre, Flammarion, 2020

4 Andrée Corvol, L’Arbre en Occident, Fayard, 2009