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Histoire de la violence
Comment est né le projet Souvenirs de la Géhenne ?
Dans un premier temps, il est né de ma volonté d'aller tourner dans le nord de la France, région dont je suis issu. Le paysage de Grande-Synthe m'avait vraiment frappé étant petit en raison de ses cathédrales de lumière et de fumée entre le ciel et la terre – et surtout entre le ciel et la mer – que représentaient les usines. Arrivé à Grande-Synthe, c'est là qu'on m'a raconté l'histoire de ce crime raciste commis en 2002. J'ai trouvé ça choquant parce qu'on m'a raconté ça à 8 heures du matin dans un bar et les gens abordaient ça de manière décomplexée en disant : “Effectivement, cette personne a tué un Arabe mais c'est pas grand-chose. Il en aurait tué cent, ça aurait été un problème mais en tuant un seul mec, il a fait ce qu'on aurait tous voulu faire.” C'était un point de départ assez puissant et terrifiant. Je voulais donc faire un lien entre un paysage industriel, les propos tenus par des gens et essayer de lier les deux, essayer de comprendre comment une façon d'organiser l'espace peut influencer une manière de penser.
Comment se fait-il que le contexte urbain puisse influencer la pensée des habitants ?
J'étais très influencé par le travail du réalisateur japonais Masao Adachi qui avait avancé une théorie du paysage ou comment un paysage influence l'activité humaine. En observant Grande-Synthe, je me suis rendu compte que ça n'était pas un environnement propice au développement d'une pensée politique et d'un bien-être personnel. Avant 1945, Grande-Synthe est un village. Au sortir de la guerre, le gouvernement décide de réindustrialiser la France, notamment en investissant le littoral nordiste. Rapidement s'est posée la question de la main d'œuvre parce que l'on posait des usines dans des villages. On a fait venir des travailleurs, principalement d'Afrique du Nord, et on a construit une ville à la va-vite. Cette ville n'a jamais été pensée comme un espace où les gens pouvaient vivre mais comme un dortoir géant. Quand le plein-emploi a disparu au milieu des années 1980, les problèmes ont émergé en raison d'une population oisive. Cette ville n'a qu'une seule continuité : la rupture. Tous les dix ans, on construit, on détruit, on reconstruit Grande-Synthe. Mais jamais de façon pérenne.
Votre film est composé d'une douzaine de plans séquences dans lesquels il n'y a quasiment aucun mouvement. Pourquoi ce parti-pris formel radical ?
C'est venu assez rapidement. Il fallait absolument que la ville soit le personnage principal du documentaire. Comme je suis plus influencé par la photographie que par le cinéma pur, je me suis dit que ça serait bien de filmer comme peut le faire James Benning : des cadres fixes sur des éléments de paysage où le mouvement se fait à l'intérieur du cadre et pas par le cadre. Je trouvais également que ça mettait en place une dichotomie intéressante : on a une ville d'aspect assez paisible donc il faut scruter ses matériaux, sa laideur, pour comprendre qu'un son plus brutal, qu'une parole particulièrement radicale puisse y naitre.
Comment avez-vous choisi ses éléments de paysage ?
Le tournage a duré treize jours mais la ville avait été cartographiée par des repérages. Il fallait montrer vraiment tout. Il y a six quartiers différents, le littoral et les espaces verts artificiels. A chaque fois, il fallait absolument trouver le bon endroit où quelque chose d'intéressant se passait. J'ai cherché l'endroit où l'accident pouvait naitre. Par exemple, j'avais remarqué que les gens se baignaient au pied des usines et que les immenses tankers ou cargos passaient à une dizaine de mètres des baigneurs, donc je l'ai filmé. Ça disait énormément de choses : l'inconscience des gens, le fait qu'ils soient dans un paysage qui leur impose une violence. Ça donnait tout de suite une image concrète de ce qu'était cette ville qui écrase toute humanité. Des enfants perdus qui grandissent dans une ville sans repères, où les dissensions sont très fortes, avec une infrastructure qui les dépasse.
Il y avait également la volonté de recomposer le chemin du tueur, non ?
J'étais parvenu à me procurer le dossier d'instruction du tueur afin de connaitre son parcours dans la ville. Il s'est avéré qu'il était passé un peu partout, il avait fait un mouvement circulaire dans la ville. Le point de vue adopté pendant le tournage, c'était celui du fantôme de ce tueur, qui ne sortira pas de prison et qui ne veut pas en sortir, qui revient sur les lieux avant, pendant et après son crime.
Pourquoi avoir choisi le off pour tous les témoignages ?
Pour deux raisons. D'abord, une raison esthétique parce que comme je l'ai dit plus tôt, le personnage principal devait être la ville. Recueillir seulement les voix, c'était une manière de donner la parole à la ville. Une parole multiple qu'on ne peut pas canaliser. Ensuite, une raison pratique. Au moment des repérages, je me suis rendu compte que les gens avaient énormément envie de parler, mais parce qu'ils avaient conscience que leurs discours étaient très radicaux ils ne voulaient pas apparaitre à l'image. Finalement, cette contrainte du réel m'a permis de renforcer cette idée esthétique de faire parler la ville. Le but n'était pas de recueillir le plus de discours radicaux possibles, simplement que les gens puissent parler sans être jugés.
Il y a également un gros travail sur le son, l'ambiance. Pourquoi était-il aussi important de recontextualiser Grande-Synthe de manière “sonore” ?
Parce que pour moi, la violence de cette ville nait du son. On a fait quelque chose d'inhabituel au son, que l'ingénieur a d'ailleurs eu un peu de mal à comprendre au début, parce qu'en documentaire, on essaie d'avoir le bruit le plus propre possible en évitant les parasites qui encrassent. Ici nous avons réglé les préamplis le plus haut possible pour avoir un son qui soit toujours très fort, pour qu'il n'y ait pas de silence. Même le silence est bruyant dans le film. Il fallait que la violence passe par le son.
Propos recueillis par Matthieu Rostac, septembre 2016