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Le pagne du pays
Michel K Zongo, né et grandi à Koudougou au Burkina Faso, fait partie de la relève tant attendue des cinéastes africains qui inscrivent leur production dans une véritable fonction économique du cinéma. Directeur de la photographie, réalisateur et producteur, il développe depuis plusieurs années un cinéma documentaire engagé. Avec La Sirène de Faso Fani, son deuxième long métrage documentaire, il se saisit de son histoire personnelle pour partir à la rencontre des ouvriers de l’usine Faso Fani de Koudougou, fleuron de l’industrie textile burkinabè sacrifié sur l’autel de l’ajustement structurel imposé par le FMI dans les années 1990 en Afrique.
Située dans le centre-ouest du Burkina Faso, troisième ville du pays, Koudougou a abrité jusqu’en 2001 la plus grande unité de textile burkinabè dédiée à la fabrication d’un tissu traditionnel de coton, le Faso dan Fani qui veut dire “le pagne du pays”.
Le film s’ouvre sur le célèbre discours d’Addis-Abeba prononcé par le Président Thomas Sankara en juillet 1987 devant l’Organisation de l’Union Africaine. Trois mois avant le coup d’Etat du 15 octobre qui signera son arrêt de mort et la fin de la Révolution au Burkina Faso, Sankara dénonce vigoureusement les mécanismes de la dette et clôture son discours en exposant avec humour la cotonnade “produite au Burkina Faso, tissée au Burkina Faso, cousue au Burkina Faso…” qui habille sa délégation et lui-même. Produire et transformer en Afrique, inventer et promouvoir des circuits courts sur le continent africain, telles étaient les orientations politiques et économiques souhaitées par Sankara pour son pays. Trois ans après sa disparition, le gouvernement dit de “rectification” dirigé par Blaise Compaoré, signe à New York les accords du PAS ̶ Programme d’Ajustement Structurel ̶ piloté par le FMI et la Banque Mondiale. Ces accords imposent l’ouverture aux marchés internationaux et la liquidation des entreprises d’Etat au profit d’entrepreneurs privés afin de rembourser la dette du pays. Si le Burkina Faso se classe au premier rang des producteurs de coton en Afrique, ses classes moyenne et supérieure émergentes ne disposent pas des capitaux nécessaires pour se lancer dans l’aventure. Le 31 mars 2001, à l’issue d’une longue agonie administrative, l’usine textile sera finalement liquidée.
un film juge et partie
Très habilement et avec justesse, le film tisse sa mise en récit en mêlant des archives sonores reconstituées – Radio Cavalier Rouge – qui vantent les accords du PAS, à d’authentiques images d’archives comme des reportages sur l’usine ou des clips musicaux à la gloire du Faso dan Fani. Les spots radio, émaillés de proverbes qui ne sont pas sans rappeler l’ironie dont Thomas Sankara usait, rythment le montage en parodiant la parole gouvernementale qui promet le pays à un avenir radieux alors que les archives en images témoignent de la qualité et de la prospérité de la filière.
En contrepoint, la caméra de Michel K Zongo part à la rencontre des anciens ouvriers de l’usine aujourd’hui retournés à la terre ou au tissage artisanal et dépeint la dure réalité de leur quotidien. Les travellings discrets à hauteur d’enfants et les mouvements caméra d’une grande douceur rejoignent la retenue et l’humilité avec laquelle les protagonistes du film questionnent et analysent le long processus qui a abouti à la fermeture de l’usine alors que ses carnets de commande sont pleins. Au fil des entretiens, dont la qualité intimiste s’aiguise au fur et à mesure, on découvre aussi des images de lutte tournées par les ouvriers syndicalistes à l’aide d’une caméra commandée en Italie. Conscients et victimes de l’iniquité absurde du Plan d’Ajustement Structurel, ces ouvriers ont ainsi réussi à conserver un témoignage de leur histoire.
La Sirène de Faso Fani met en scène avec sensibilité et intelligence – au sens où le montage donne de l’intelligence à la matière ̶ une double parole, celle du réalisateur et celle des ouvriers. Le film réussit le pari de s’inscrire à la fois dans un cinéma documentaire à fonction sociale et didactique – qui décrit ce que beaucoup de gens, notamment au Nord, ignorent à propos de l’Afrique – et d’équilibrer cette double parole dans une adresse au spectateur, qui ne se complaît jamais dans la plainte mais revendique le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
il y a des raisons que la raison même ignore
En 1997, la marche forcée du pays vers une libéralisation de l’économie n’a laissé place à aucun compromis, comme la revendication d’une usine autogérée, un projet pour lequel les ouvriers étaient prêts à investir une année de salaire. Pour autant, après la fermeture de l’usine, la résistance des anciens, regroupés aujourd’hui en collectif, n’a pas faibli. Mais désormais, ce sont les femmes qui sont les héritières de la tradition. Préférées aux hommes par les organismes de micro-crédit, les femmes de Koudougou organisées en coopérative bénéficient de l’expertise et du savoir-faire des ex-employés de l’usine. De plus en plus nombreuses, elles tissent dans les arrière-cours et ressuscitent petit à petit le tissu économique de la ville. Toutefois, en renvoyant ces femmes et tout un peuple vers une économie domestique, le mécanisme financier pernicieux du micro-crédit bride les conditions d’un véritable essor économique et d’une industrie de transformation à la mesure des attentes et des besoins du pays. Entre ruralité et modernité, Koudougou ne s’est toujours pas remise de la disparition de l’usine Faso Fani. Et nous, spectateurs, sommes profondément touchés, non seulement par la détresse des ouvriers dont les droits ne sont toujours pas reconnus, mais aussi par l’immense gâchis que produit la pression d’une économie mondiale prédatrice dont on peut constater chaque jour les méfaits, les crimes et les ravages.
Le contexte historique que met en valeur la construction du film trouve dans le Burkina Faso de 2016 un écho singulier, qui prolonge avec vigueur le propos de Michel K Zongo. Le 31 octobre 2014, une insurrection populaire menée par une jeunesse largement imprégnée des idéaux de Thomas Sankara, chasse Blaise Compaoré et son clan, au pouvoir depuis 27 ans. En quelques mois la rue remet au goût du jour le port des tenues cousues en pagne traditionnel. Sous le gouvernement de la Transition et à l’approche des élections présidentielle et législatives de novembre 2015, pas un homme ou une femme politique ne s’exhibe sans faire la démonstration de son allégeance au Faso dan Fani.
Si l’espoir d’une renaissance industrielle reste permis et éminemment souhaitable, la Société Civile burkinabè, qui possède toute les qualités pour le faire, devra se saisir de l’ouverture créée par l’Histoire récente du pays en renouvelant la classe politique actuelle pour mettre en pratique le legs de Thomas Sankara. Sans aucun doute, La Sirène de Faso Fani, distingué dans bon nombre de festivals, sera dans les années qui viennent un film de référence pour soutenir ce défi.
Frédérique Lagny (février 2017)