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Jusqu’à épuisement du stock

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Dans 68, mon père et les clous (2017), Samuel Bigiaoui témoigne des derniers mois d’activité du magasin de Jean, son père, avant fermeture définitive. Profitant de ce départ à la retraite et de cette page qui se tourne, il cherche à percer le silence qui entoure sa jeunesse activiste après Mai 68. Mais Jean se révèle très économe de sa parole. Coïncidence, on retrouve Jean, plus disert, dans une séquence de Marceline. Une femme. Un Siècle de Cordelia Dvorák (2018). Par Céline Leclère.

J’ai cherché ceux qui ont totalement adhéré à l’idéal. Ils n’ont pas été capables de lui dire adieu.

Se perdre dans une existence privée, vivre, tout simplement, sans utopie sublime.

Renoncer à une histoire grandiose pour vivre une vie banale. Ce qui m’attirait, c’était ce petit espace, l’être humain. Juste l’être humain. En réalité, c’est là que tout se passe.

Svetlana Alexeievich, La Fin de l’homme rouge (Actes Sud, 2013).

 

Cela aurait fait une couverture idéale : un magasin de bricolage au rez-de-chaussée, dans le Ve arrondissement de Paris, au-dessus d’une réserve où l’on aurait préparé la prochaine action contre le grand capital, fabriqué des explosifs ou de faux-papiers pour les terroristes. On serait deux ou trois ans après Mai 68. Jean, le patron, ferait partie d’une organisation maoïste clandestine. Sauf que. Il y a un pli ironique du temps dans cette histoire. Jean a ouvert sa quincaillerie en 1984, onze ans après la dissolution de la Gauche Prolétarienne (GP). C’est donc d’une autre histoire que Bricomonge va devenir le décor – la matrice ? – celle de la vie d’après.

68, mon père et les clous, premier documentaire de Samuel Bigiaoui, appartient à la catégorie des films dont l’objet est la parole. Accoucher, libérer une parole – sur un engagement politique en l’occurrence, sur l’expérience de Mai 68 en particulier : tout le champ lexical de la maïeutique du cinéma documentaire convient pour définir une partie de son projet, en précisant que c’est ici la parole du père qu’il est question de faire advenir devant la caméra. Quand on l’interroge, Samuel Bigiaoui confie avoir voulu comprendre “ce qui a amené un type à ouvrir une boutique de bricolage dix ans après la dissolution de la GP, à 40 ans, après avoir travaillé dans le cinéma comme assistant de Joris Ivens et s’être brièvement exilé aux Etats-Unis.” On pourrait citer d’autres exemples de réalisateurs et réalisatrices dont un film au moins a cherché à briser un silence parental : pour clarifier une zone d’ombre de l’histoire familiale, permettre à chacun de rencontrer l’autre, et au spectateur d’être le témoin d’une forme de résolution, quand ce non-dit qui empêche les générations suivantes de s’approprier leur histoire est levé, du moins en partie. On pense notamment à Chjami è Rispondi d’Axel Salvatori-Sinz (2017) qui l’incarne sur le mode d’une joute père/fils, voire d’un duel, ou encore à Carré 35 d’Eric Caravaca (2017) dans lequel le comédien essaie – en vain – de faire parler sa mère d’un secret de famille.

Mais qu’advient-il justement quand la parole attendue se refuse ? De l’austérité de mise au sein de la GP, Jean Bigiaoui a gardé un certain ascétisme. Sa brève expérience de la clandestinité semble l’avoir fait passer maître au jeu du roi du silence, même quarante ans après. Eludant les questions, l’homme n’est pas disposé à fendre l’armure. Le fils avait pourtant espéré qu’en filmant son père dans l’action, un certain lâcher-prise pourrait s’opérer. La feinte était-elle trop grossière ? Vouloir le saisir entre deux clients, en train de faire ses comptes, de déballer un carton, afin de faire dérailler un discours trop construit, trop distancié. Traquer la bête jusque dans les profondeurs de son terrier – la cave – pour entendre le récit de sa clandestinité.

- Quel regard tu portes sur 68 ?

- Je ne comprends pas la question.

- Est-ce que tu te définis toujours comme maoïste ?

- Je ne peux répondre à aucune question de fond me concernant.

Fermez le ban.

Amateurs de violence œdipienne, passez votre chemin. Samuel Bigiaoui n’a pas l’intention de braquer le père. Comme le constate l’une des employés de Bricomonge, Zohra, en voyant une cliente s’éterniser au comptoir - “Pourquoi on n’installe pas un divan ici ?”- la seule parole que semble libérer l’espace clos du magasin est celle des clients. “M. Jean” lui, et bien que l’invitation à se raconter lui soit faite par son fils, ne s’allongera jamais. Aussi étranger que possible à tout romantisme révolutionnaire comme à toute forme de nostalgie, Jean n’évoque que rapidement les faits d’armes de la GP. En creux, ce qui est passé sous silence dans le film fait émerger une réflexion sur ce que représenterait le fait de témoigner de la clandestinité et de la lutte armée aujourd’hui ; sur le type de réception qui serait donnée à cette expérience à l’heure où le terrorisme islamiste semble avoir oblitéré la mémoire des formes de radicalisation qui l’ont précédé.

A chaque fois que sa tentative d’approcher le passé de son père se heurte à un mur, Samuel Bigiaoui remonte filmer à la surface. Vers ce qui était le point de départ du film. A l’origine, il y a en effet pour le jeune réalisateur le désir de documenter, trois années durant, la fermeture annoncée du magasin que son père a ouvert quand il était enfant. L’heure de la retraite ayant sonné, Jean passe la main. C’est ce compte à rebours qui déclenche l’envie de filmer. 68, mon père et les clous est ainsi traversé d’un mouvement constant – dont Bigiaoui dit qu’il l’avait en tête dès le départ – entre le niveau du magasin (ouvert sur la rue, rythmé par les allers et venues des clients, les relances téléphoniques aux mauvais payeurs, etc.) et le sous-sol (le bureau de Jean, la réserve). Par ce mouvement, le film conjugue trois récits : le parcours de Jean, la chronique d’une cession sans cesse différée par de nombreux aléas, et enfin la quincaillerie envisagée comme productrice de lien social, pour ses employés – dont certains ont pu obtenir des papiers et être régularisés grâce à ce travail – comme pour les habitants du quartier.

Selon le principe aléatoire propre au va-et-vient de la clientèle d’un commerce, le film déploie une galerie de portraits rapides qui dessinent en creux celui d’un quartier : des intellos un peu excentriques, incarnés ici par un entomologiste lunaire ou une actrice fantasque – Catherine Lachens. Des “étrangers” : un voisin russe, ancien tireur d’élite pendant la guerre en Afghanistan, une voisine âgée, d’origine croate et qui a fui le stalinisme, une jeune femme rom qui vient échanger ses pièces contre un billet, ou de jeunes juifs hassidiques en tournée de prosélytisme. La fin de Bricomonge, c’est plus largement la fin d’un certain paysage parisien, celui de quartiers touristiques qui voient les minimarkets gagner du terrain au détriment des commerces traditionnels. Filmer la partie pour dire le tout, c’est la synecdoque finale du projet de Samuel Bigiaoui. Ironie ultime : c’est un supermarché qui va s’installer à la place de Bricomonge, le grand capital – incarné ici par la grande distribution – s’étant avéré le seul repreneur intéressé. Comme le dit Jean, paraphrasant Bob Dylan : The Times They Are a-Changin'. La roue a tourné, le passé est mort.

La mort d’ailleurs est l’une des rares choses que Jean accepte d’évoquer. A son fils, il parle de ses camarades de lutte qui se sont suicidés, et ce sentiment d’être devenus, à l’instar des anciens soldats des guerres napoléoniennes, des “demi soldes” dans une société qui est passée à autre chose. Dans Tigre en papier (2002), roman qui retrace l’expérience de la Gauche Prolétarienne, Olivier Rolin décrit ceux qui se sont retrouvés orphelins de leur utopie comme des “still life, des natures mortes, des vies calmées, amorties”.

Mais Jean ne s’est pas suicidé. Alors que les principaux leaders de la GP se sont dispersés dans le monde des affaires, des syndicats patronaux, de la littérature ou des médias, il a choisi de donner dans la quincaillerie, lui qui ne s’était même pas établi en usine en 1968. Alors forcément, au vu des antécédents politiques de son fondateur, on projette sur l’entreprise qui rassemble une employée algérienne, un Portugais et un Sri-lankais une ambiance de collectif internationaliste. Là encore, Jean Bigiaoui déjoue les scénarios écrits à l’avance. Bricomonge n’a rien d’une SCOP (société coopérative ouvrière de production) et “M. Jean” est un authentique petit patron, miné par des angoisses de crédit et la peur que le repreneur pressenti fasse faux bond. Pas de rêve de collectif autogéré, pas de prolongement de l’utopie par d’autres biais. Mais une stratégie de survie qui a consisté à “s’abstraire dans le concret”, à se dissimuler parmi des rayonnages pleins de vis jusqu’à devenir “couleur passe muraille” selon sa propre formule. Son fonds de commerce, ça a été les clous, pas le récit de Mai, ni d’aucun fait d’armes.

Contrairement à d’autres, Jean Bigiaoui n’a jamais écrit sur son expérience. Ce qui ne l’a pas empêché de devenir un personnage romanesque. Dans Tigre en papier, il est Fichaoui-dit-Julot. Il est aussi le “Jean” du récit autobiographique de Marceline Loridan-Ivens, L’Amour après (2018). Jean Bigiaoui a en effet été assistant sur le montage de la série documentaire Comment Yukon déplaça les montagnes, tournée en Chine par Joris Ivens et Marceline Loridan entre 1972 et 1973. Mais au fil des entretiens avec son fils, très peu de choses seront dites du prolongement de son engagement maoïste par le biais de cette collaboration avec le couple de cinéastes. Pour découvrir l’homme sous un jour plus loquace, il faut sortir de l’antre de Bricomonge et devenir spectateur d’un autre documentaire, réalisé par Cordelia Dvorák : Marceline. Une femme. Un siècle (2018). Là, dans une séquence consacrée à Yukon, Jean Bigiaoui évoque, aux côtés de la réalisatrice disparue en 2018, la façon dont cette œuvre monumentale marque une rupture formelle dans le cinéma politique. Comment interpréter alors que l’ancien collaborateur artistique des Loridan-Ivens, par ailleurs si à l’aise face à la caméra, ait préféré ici ce jeu du chat et de la souris ? Au début de 68, mon père et les clous une cliente entre dans la quincaillerie en quête d’un aimant pour maintenir fermée la porte d’une armoire de toilette. Jean demande : “Un ou deux aimants ?” La jeune femme, visiblement pas très au fait des lois de l’attraction magnétique, reste perplexe avant de répondre : “Pourvu que ça tienne”. Dans les documentaires, les rencontres sont comme les portes aimantées, pour que ça tienne, deux valent mieux qu’un. Le dernier plan du film montre un homme seul, dans un local vide.

Céline Leclère, août 2021.