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Quand la guerre d’Algérie ensanglantait la France métropolitaine
Quel est selon vous le principal apport historique du film de Malek Bensmaïl ?
Ce film aborde trois sujets, d’abord la rupture au sein du mouvement indépendantiste algérien entre Messalistes du MNA (Mouvement national algérien) et FLN (Front de libération nationale), et ses conséquences en France (1954-1958). Ensuite les débats internes au sein de la fédération de France du FLN au moment où la direction centrale (CCE) décide d’étendre les attentats à la France (juillet-août 1958), et enfin les événements d’octobre 1961. Les divisions au sein du mouvement indépendantiste n’avaient jamais été auparavant abordée dans un film documentaire et sur ce point l’historiographie universitaire est elle-même assez faible. Cette question importante aurait, à mon sens, à elle seule mérité un film mais peut-être n’aurait-il pas intéressé une chaîne de télévision destinée à un public français. Cette guerre interne, il faut le noter, s’est surtout déroulée en France. Le mouvement indépendantiste algérien lui-même était né en France dans le giron du parti communiste français dont il s’était rapidement détaché. Avant que l’Algérie ne s’émancipe de la France, on peut dire que les nationalistes algériens se sont émancipés du PCF.
Le mouvement indépendantiste algérien était donc né en métropole ?
Oui. L’Etoile nord-africaine naît en 1925 dans l’immigration algérienne. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, celle-ci représente environ 100 000 travailleurs. Ce mouvement noue des alliances avec la gauche française et, en 1936, rejoint les organisations qui constituent le Front populaire. Mais, en 1937 l’organisation est dissoute par un décret du gouvernement du Front populaire qui reçoit l’approbation du parti communiste. Car le PCF, qui adopte à cette époque une ligne d’unité républicaine contre le fascisme, renonce à l’anticolonialisme radical des années 1920 à 1935. A partir de là, l’Etoile nord-africaine devient le Parti du peuple algérien (PPA) – fondé à Nanterre en mars 1937 – et entame son implantation en Algérie. Le mouvement indépendantiste algérien moderne sera donc au départ une greffe de l’immigration en métropole sur la colonie.
Comment en arrive-t-on à cette guerre fratricide qui oppose à partir de 1954 Messalistes du MNA et FLN ?
Le MNA avait un leader charismatique, Messali Hadj, qui se situait dans un cadre politico-idéologique issu de la gauche française. Il avait été à plusieurs reprises assigné à résidence et, sous Vichy, il a été incarcéré parce qu’il refusait de jouer le jeu de l’Allemagne par anticolonialisme. Mais ce leader était assez déconnecté des réalités de l’Algérie qui avait vu en novembre 1942 débarquer les Alliés et avait connu en mai 1945 la répression sanglante du Constantinois. Entre 1943 et 1954, la direction messaliste du parti qui porte alors le nom de PPA-MTLD déçoit ses militants. Lorsqu’ils viennent voir leur leader, ils voient un barbu en djellaba coiffé d’une chéchia qui les reçoit cérémonieusement mais ne leur dit pas grand-chose de clair. En 1947, est fondée l’Organisation spéciale (OS) qui, au sein du MTLD se destine à préparer la clandestinité et la lutte armée, avec des jeunes militants de 20 ans comme Ahmed Ben Bella ou Hocine Aït Ahmed. Messali Hadj souscrit à la nécessité d’en venir à la lutte armée mais il ne donne pas le top départ ni le cadre d’organisation. Ce top départ, au bout d’une dizaine d’années de tergiversations, va être donné par un groupe de militants issus du MTLD qui lancent dans toute l’Algérie l’insurrection du 1er novembre 1954. Ils se réunissent au Caire alors que sévit au sein du MTLD une crise interne, car la majorité du comité central est alors en dissidence avec Messali mais différente du groupe de l’OS qui formera le noyau du FLN. Djanina Messali-Benkelfat, la fille de Messali Hadj, emploie dans le film le mot très fort de “hiatus” pour désigner le passage en 1954 de divergences internes à une guerre ouverte en France entre deux tendances nationalistes.
A quoi tiennent ces divisions au sein du mouvement indépendantiste algérien ? A une différence de générations ? A un écart de perception entre la métropole et la colonie ?
Oui, en partie mais il y a aussi une certaine insuffisance de culture politique. A la différence des révolutionnaires chinois ou vietnamiens, les nationalistes algériens ont moins une culture politique de l’écrit et de la délibération, et sont traversés par beaucoup d’oppositions de personnes ou de clans. Par exemple, il y avait le clan de Belcourt, le clan de la Casbah… Un certain nombre de jeunes se sont lancés le 1er novembre 1954 dans une action qui était annoncée depuis dix ans mais toujours différée. Messali Hadj leur reproche d’avoir déclenché l’action sans attendre son feu vert. A cette époque, la majorité des cadres qui structurent l’immigration en France lui sont fidèles. Pendant 30 ans, il avait été le grand chef, celui qui publiait des articles, celui dont on demandait la libération… Les cadres de la fédération de France du PPA-MTLD croient que l’action qui démarre en Algérie est lancée sous son impulsion mais ce n’est pas le cas. C’est alors que commence une guerre interne dans l’immigration algérienne avec ceux qui, venant d’Algérie, savent que le commanditaire de l’insurrection est en réalité le FLN. Lorsqu’ils commencent à implanter une fédération de France du FLN, ils se heurtent à l’ancienne fédération du MTLD tenue par les Messalistes qui usent de violence pour empêcher cette implantation. De son côté et conjointement, le FLN use aussi de violence. Cette guerre interne va faire 2000 à 3000 morts dont beaucoup étaient des cadres expérimentés.
D’après les témoignages recueillis par Malek Bensmaïl, il semble qu’un des enjeux majeurs de cette guerre, ce soient les cotisations ?
En effet, ces cotisations prélevées sur l’immigration en France, véritable impôt révolutionnaire, représentent une part importante du budget du FLN dont le siège va s’implanter d’abord au Caire puis à Tunis. Cette guerre interne débutée en 1955 se prolonge jusqu’en 1958. Il s’agissait de prélever des cotisations qui pour les ouvriers représentaient à 5 à 10% du salaire, mais surtout de racketter les hôtels, cafés, restaurants et commerçants au pourcentage de leurs recettes. Le milieu du proxénétisme de Pigalle a aussi été un enjeu de cette guerre. Pour le bilan des morts, il faut sans doute déduire un certain nombre d’exécutions opérées par les forces de répression françaises et mises au compte des nationalistes algériens. C’est surtout vrai à partir de l’arrivée en mars 1958 de Maurice Papon à la Préfecture de police de Paris puis de l’instauration de la Ve République. La répression devient particulièrement violente à partir de juillet-août 1958, lorsque le CCE du FLN décide de mener des attentats en France métropolitaine.
Le deuxième volet du film de Malek Bensmaïl aborde cette décision très controversée. Jacques Vergès a-t-il raison de saluer cette lutte menée sur le territoire de la métropole comme un exploit unique dans l’histoire des luttes anticoloniales ?
C’est un jugement à nuancer si l’on se souvient des attentats irlandais à Londres, en 1974. En tout cas, cette décision est contestée par une minorité de la fédération de France du FLN. Mohammed Harbi, un des témoins du film, fait le constat que cela rend encore plus difficile de trouver des alliés dans le mouvement ouvrier et l’opinion française, et décide de quitter sur la pointe des pieds le comité fédéral. Le premier acte spectaculaire va être l’incendie d’un dépôt d’essence à Mourepiane, près de Marseille. Ces actions visent des objectifs industriels, mais il y a aussi des attentats contre des policiers qui sont pensés comme des répliques. Lorsque Ali Haroun, qui va s’installer en Allemagne pour échapper à la répression, dit “on n’avait pas le choix, c’était un ordre”, Mohammed Harbi répond qu’il fallait refuser cet ordre. Cette campagne d’attentats aura des conséquences en 1961 parce que Papon va instiller chez les policiers un désir de venger leurs collègues tués en 1958. Mais contrairement à ce que Papon soutient, il y a moins de policiers tués en 1961, car à cette époque le FLN est en pourparlers avec le pouvoir gaulliste et ne donne pas de consignes (ni de Tunis, ni de Francfort) de s’attaquer aux policiers français en métropole, tout au contraire. Je pense que sur ce point, il y a eu une énorme “intox” de la part de Michel Debré (Premier ministre), Maurice Papon (préfet de police de la Seine) et Roger Frey (ministre de l’Intérieur) sur cette supposée vague de terrorisme du FLN en France, alors que ce sont leurs actions répressives qui se multiplient. Avec succès puisque Le Monde au cours de l’été 1961 reprend l’idée que le FLN mène une vague d’attentats en France. Il me semble que les divergences entre le Premier ministre et le président de la République sont un point que les historiens devraient approfondir.
Dans le film de Malek Bensmaïl, Constantin Melnik ne laisse-t-il pas entendre les divergences qui traversent l’exécutif ?
Oui, mais il élude souvent les réponses. Il en sait beaucoup plus que ce qu’il veut bien dire car à l’époque, il était au cabinet de Michel Debré en charge de ce dossier. Il avait déjà témoigné dans le tout premier film consacré à la répression de la manifestation du 17 octobre 1961, Le Silence du fleuve de Mehdi Lallaoui et Agnès Denis [1991] 1. Melnik lâche des informations qui permettent de lézarder la version officielle, cette intoxication qui a été orchestrée par le Premier ministre, Michel Debré. Quant à Maurice Papon, il est clair qu’il poursuit, comme sous l’Occupation, une stratégie de destruction, d’éradication de l’ennemi intérieur. Il revient d’Algérie où, en tant qu’IGAME (Inspecteur général de l’administration en mission extraordinaire) dans le Constantinois, il a mis en œuvre à partir de mai 1956 la stratégie militaro-policière qui sera généralisée au cours du premier semestre 1957, lors de la bataille d’Alger.
Dans quel contexte se situent les événements d’octobre 1961 ?
La guerre interne entre Messalistes et FLN se clôt en 1958-59 par la victoire de la fédération de France du FLN après trois ou quatre ans d’assassinats réciproques et le même arbitraire de chaque côté – et quelques ralliements de cadres messalistes. En dehors de l’Est (Meuse et Moselle) et du Nord-Pas de Calais où les Messalistes gardent une implantation, le reste de la France, notamment Paris, Lyon et Marseille, a basculé du côté FLN.
Les forces de répression sont considérables : le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), la Force de police auxiliaire (les “calots bleus” ou “harkis de la préfecture”), les équipes de polices parallèles composées de retraités de la police, genres d’escadrons de la mort. Papon avait recyclé dans ces polices parallèles des activistes anticommunistes comme le commissaire Jean Dides qui avait été révoqué à la Libération. Maurice Grimaud, successeur de Papon à la Préfecture de police, a évoqué à mots couverts ce personnel douteux dont il s’est efforcé de se débarrasser. Fin 1959, de Gaulle vire de bord et se rallie à une solution négociée avec le FLN auquel il offre “la paix des braves”. Cela provoque une rupture avec un certain nombre de gens comme Soustelle, ou Salan qui va se rendre à Madrid chez Franco avec quelques anciens vichystes. L’OAS (Organisation de l’armée secrète) commence à s’organiser et ce sera bientôt le putsch des généraux du 21 avril 1961.
Ce contexte politique proprement français est également évoqué dans le film de Yasmina Adi.
Oui, cela apparaît dans les deux films. Il y a au sein du pouvoir gaulliste une fracture assez nette entre Debré et de Gaulle. A deux reprises, Debré propose sa démission. De Gaulle la refuse. Il lui retire le dossier algérien qu’il confie à Louis Joxe. Mais Debré n’accepte de retirer sa démission que s’il a en charge le maintien de l’ordre en France. Ainsi, sa seule carte pour peser sur le dossier algérien sera de réprimer le FLN. Il exige le départ du Garde des sceaux Edmond Michelet qui était, comme de Gaulle, persuadé qu’il fallait transmettre le pouvoir au FLN en Algérie et préparer la transition dans les meilleures conditions. Sous le ministère de Michelet, alors que près de dix mille
nationalistes algériens étaient en détention, le FLN avait pu se structurer dans les prisons et dans les camps et y organiser de véritables écoles. Michel Debré obtient le départ de Michelet et celui du ministre de l’Intérieur qui refuse de mettre sur écoute des hommes politiques. A l’Intérieur, il fait nommer Roger Frey qui est un dur du RPF, une tendance très anticommuniste du mouvement gaulliste d’après-guerre. Avec Papon à la Préfecture de police, un nouveau Garde des sceaux de ses amis et un ministre de l’Intérieur aux ordres, Debré a les mains libres pour organiser la répression d’octobre 1961.
Les deux films rappellent que le motif premier de la manifestation du 17 octobre est la protestation contre le couvre-feu imposé aux Algériens. Constantin Melnik indique qu’il a été décidé le 5 octobre.
Oui, il évoque une réunion interministérielle convoquée par le Premier ministre, à laquelle participent Papon, Frey et quelques autres, qui décide de riposter à une vague de terrorisme du FLN qui sévirait depuis plusieurs semaines. En fait, depuis fin août 1961, il y a surtout une vague de répression avec notamment des commandos parapoliciers qui viennent la nuit casser des bidonvilles. Elle vise à empêcher la fédération de France du FLN de continuer à prélever les cotisations (transmises en Algérie grâce à Abderrahmane Farès qui a ses entrées à l’Elysée, que Debré fera arrêter peu après le 17 octobre, mais que de Gaulle fera libérer). Il s’agissait en fait, pour cette fraction de la droite menée par Michel Debré, de faire obstacle aux négociations d’Evian et rendre impossible l’indépendance algérienne. C’est dans ce cadre que la manifestation du 17 octobre est organisée par la fédération de France du FLN.
Où en sont les pourparlers de paix à l’automne 1961 ?
Ils se sont ouverts en mai 1961. Le FLN désigne d’abord comme représentants les dirigeants du FLN détenus en France. Cinq dirigeants importants qui se rendaient de Rabat à Tunis avaient été capturés le 22 octobre 1956 après l’interception de leur avion par le SDECE : Ben Bella, Mohamed Khider, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf, Mostefa Lacheraf. On les fait sortir de leurs différents lieux de détention et, depuis le château de Turcan (Loire) où ils sont réunis, ils participent en coulisses à la négociation d’Evian. De fait, sous l’influence de De Gaulle et de Michelet qui veulent préparer une transition pacifique, les “chefs terroristes” ont changé de statut. De Gaulle connaît Ben Bella, qu’il a décoré à la bataille de Monte Cassino, et voit en lui le futur chef d’un Etat algérien qui resterait sous influence française. Un peu sur le modèle de l’indépendance en partie factice accordée au Maroc en 1956, il envisage au Maghreb des Etats indépendants sous tutelle.
Mais Michel Debré est sur une autre ligne. Sur le fond, même s’il désapprouve leur rupture avec les institutions de la Ve République, il est d’accord avec les généraux putschistes d’Alger d’avril 1961, tenants de l’Algérie française. De Gaulle veut garder Debré grâce à qui il a pu revenir au pouvoir en 1958 avec le soutien des tenants de l’Algérie française. Debré n’a donc plus qu’une carte à jouer, celle de l’accentuation de la répression contre le FLN en France.
En arrière-plan de la répression sanglante du 17 octobre 1961, il y aurait donc une tentative de saboter les accords d’Evian ?
C’est très probable. Fin juillet, alors que les négociations avaient été bloquées sur le Sahara (à cause du pétrole et des essais nucléaires), de Gaulle décide de céder. Louis Joxe reprend alors la négociation et fait venir de Suisse les interlocuteurs algériens, mais ses propres envoyés à Paris sont obligés de jouer à cache-cache avec les agents du SDECE de Debré. Cela indique bien une divergence dans l’exécutif mais celle-ci n’a jamais été véritablement reconnue par la droite française et cela contribue à l’occultation de ce chapitre de notre histoire. Quoi qu’on pense par ailleurs de de Gaulle, il faut lui rendre hommage pour avoir, malgré une forte opposition dans son propre camp réussi à sortir la France de cette guerre coloniale.
Sur la répression du 17 octobre 1961, il y avait déjà plusieurs documentaires. Celui de Yasmina Adi apporte-t-il du neuf ?
Il y a donc eu Le Silence du fleuve, puis Une Journée portée disparue, en 1992, et encore 17 octobre 1961, dissimulation d’un massacre en 2001 (cf. Infra). Mais le film de Yasmina Adi est le premier long métrage sur le sujet, depuis Octobre à Paris de Jacques Panijel [1962, 70’], longtemps interdit et qui n’est sorti en salles qu’en 2011. Sa particularité est de faire une place importante aux femmes grâce à de nombreux témoignages. Il relate la manifestation suivante, celle du 20 juillet où les femmes algériennes descendent dans la rue parce qu’elles ne voient pas revenir leurs maris. En marge de cette manifestation, il y a l’épisode très intéressant de l’hôpital Sainte-Anne où la police enferme un groupe de femmes qu’elle vient d’interpeller. Ce jour-là, les psychiatres et le personnel décident de les laisser discrètement sortir par l’arrière ce qui témoigne d’une première réaction, d’un embryon de solidarité de la population. Le film de Yasmina Adi a été diffusé en salles en 2011 à l’occasion du cinquantenaire et il a connu une diffusion plus large que les films précédents. Pour l’avoir accompagné dans plusieurs projections en salle, je peux dire que, dans le public, beaucoup découvraient ces événements.
En définitive, connaît-on le bilan des victimes ?
Le communiqué officiel du lendemain mentionne 11 538 arrestations mais seulement trois victimes dont un passant français victime d’une charge de police sur les Grands Boulevards. Ce sera le bilan officiel jusqu’à ce que Jean-Luc Einaudi se mette à recueillir des témoignages. Son premier livre est publié en 1991, le deuxième dix ans plus tard 2. Il dresse des listes et comptabilise au moins 200 disparus. D’après les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster, auteurs de la principale étude universitaire sur le sujet 3, il s’agit de la répression d’une manifestation pacifique désarmée la plus meurtrière dans toute l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale, depuis la Révolution française et la fusillade du Champ de Mars. Ils notent qu’il y a eu à Paris en 1961 plus de morts qu’à Tian’anmen en 1989. Le trou de mémoire de la France autour de cet événement est aussi le sujet d’un grand film de fiction, Caché de Michaël Haneke [2005], un film qui – est-ce un symptôme ? – a suscité beaucoup moins d’intérêt et de commentaires en France que ceux pour lesquels il a obtenu deux Palmes d’or à Cannes.
Le film de Yasmina Adi exploite-t-il des archives inédites ?
Elle a retrouvé un reportage photographique réalisé au QG de la police et obtenu les transcriptions dactylographiées des liaisons radio avec la Préfecture ce soir-là. Ce qu’on entend dans le film est donc une reconstitution audio réalisée à partir de ces textes. Elle a également recueilli des interviews de manifestantes algériennes et de témoins français choqués par la brutalité policière. Un chauffeur d’autobus raconte comment la RATP a été mobilisée par la Préfecture comme lors des rafles de juifs en 1942. On entend aussi un policier faisant partie du groupe de policiers communistes qui étaient allé témoigner anonymement au journal France Observateur et s’est plus tard identifié à l’occasion du procès Papon-Einaudi.
Pourquoi ce massacre a-t-il été si longtemps passé sous silence ?
Avant Einaudi, il y avait eu le livre de Michel Levine en 1985 4 mais il était passé complètement inaperçu. Ce long délai, je ne peux l’expliquer que par le contexte de l’époque et la personnalité des responsables impliqués. De Gaulle s’est efforcé d’effacer la rupture profonde intervenue parmi ses soutiens lors de l’indépendance de l’Algérie. Ce massacre a été dissimulé aussi parce que ses responsables sont restés influents, et, quand François Mitterrand est devenu président, il n’a pas voulu non plus revenir sur les crimes de la guerre d’Algérie. Jean-Louis Péninou, journaliste à Libération, témoigne dans le film 17 octobre 1961, dissimulation d’un massacre : Gaston Defferre au Sénat (comme Claude Bourdet au Conseil de Paris) avait dénoncé ces violences policières dès octobre 1961 et demandé une commission d’enquête parlementaire sur ces événements ; mais vingt ans plus tard, alors qu’il est devenu ministre de l’Intérieur, à Jean-Louis Péninou venu l’interroger il répond que ce dossier ne pourra être rouvert que dans trente ans. Le couvercle reste maintenu. Il y a plusieurs verrous : l’un vient évidemment de la droite qui veut taire les dissensions entre Debré et de Gaulle, entre partisans de l’Algérie française et partisans de la décolonisation en son sein. Mais il y en a aussi un du côté du parti communiste parce que la manifestation française de février 1962 avec les neuf morts du métro Charonne va éclipser la manifestation algérienne du 17 octobre 1961. Concernant cette période de la fin de la guerre d’Algérie, le souvenir de Charonne reste aujourd’hui bien plus fort. Enfin, le pouvoir algérien installé à l’indépendance n’a pas voulu non plus qu’on parle de cet événement parce que les responsables de la fédération de France du FLN qui avaient organisé la manifestation étaient devenus des opposants.
Les cinéastes documentaristes qui consacrent des films à ces événements ont-ils fait avancer la mémoire nationale ?
Le cinéma est parfois en avance sur l’historiographie. Les choses sont en train de changer, mais sur ces sujets l’université n’est pas en pointe. Ce sont des francs-tireurs comme Michel Levine, un journaliste qui avait travaillé sur les archives de la Ligue des droits de l’homme, et surtout Jean-Luc Einaudi, un ex-militant maoïste devenu éducateur à la Protection judiciaire de la jeunesse, qui ont mené les premières enquêtes. Ou le cinéaste Daniel Kupferstein, qui vient de consacrer un film à un massacre encore plus oublié, celui du 14 juillet 1953 où sept nationalistes algériens ont été tués place de la Nation 5. Pour les cinéastes issus de l’immigration comme Malek Bensmaïl, Yasmina Adi ou encore Mehdi Lallaoui, il s’agit de donner une forme à la parole que leurs parents n’ont pu exprimer et dont ils se sentent dépositaires. Ces dernières années, le cinéma documentaire a aussi pu profité du fait que les acteurs de ces événements, maintenant âgés de quatre-vingts ans et plus, n’hésitent plus à témoigner à visage découvert devant une caméra.
Propos recueillis par Eva Ségal, juillet 2014.
1 En libre accès sur Dailymotion.
2 De Jean-Luc Einaudi (1951-2014) : La Bataille de Paris : 17 octobre 1961, Le Seuil, 1991, et Octobre 1961. Un massacre à Paris, Fayard-Pluriel, 2011.
3 Paris 1961 : les Algériens, la terreur d’Etat et la mémoire, Taillandier, 2008.
4 Les Ratonnades d’octobre : un meurtre collectif à Paris en 1961 [1985], J.-C. Gawsewitch éditeur - Paris, 2011.
5 Voir le film Les Balles du 14 juillet 1953 (2014, 85’), de Daniel Kupferstein, au catalogue Images de la culture.
A lire :
Le 17 octobre des Algériens, de Marcelle et Paulette Péju, suivi de La Triple Occultation d’un massacre, de Gilles Manceron, La Découverte, 2012.
Le 17 octobre 1961 par les textes de l’époque, par l’association Sortir du colonialisme, préface de Gilles Manceron, postface d’Henri Pouillot, Les Petits Matins, 2012.