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Les Afriques documentées

Les Afriques documentées
Les quatre films Les Sénégalaises et la Sénégauloise d’Alice Diop, En attendant les hommes de Katy Ndiaye, Victoire Terminus de Renaud Barret et Florent de La Tullaye, et Al’lèèssi… une actrice africaine de Rahmatou Keïta, se situent chacun dans un pays d’Afrique et donnent à voir un point de vue loin de tout exotisme. Images de la culture a demandé à Jean-Marie Barbe, initiateur du programme Africadoc (1), de commenter ces films.

Tout cela a commencé dans le cadre de la magnifique ville du Nord Sénégal, Saint-Louis, où depuis quelques années, à travers le programme Africadoc, nous avons mis en chantier un Master Cinéma Documentaire au sein de l’université pour accompagner l’émergence de jeunes cinéastes documentaristes africains. Images de la culture me propose alors d’écrire quelques notes et observations autour de quatre films documentaires entrés récemment à leur catalogue et qui concernent directement le continent Africain. Trois d’entre eux ont été montrés au cours des États-Généraux 2008 de Lussas : En attendant les hommes, Les Sénégalaises et la Sénégauloise, Victoire Terminus. Quant au quatrième, Al’lèèssi, une actrice Africaine, il a été montré au Festival de Cannes en 2005.

La quasi absence de films documentaires réalisés par les Africains sur eux-mêmes est simplement tragique, au point que la décence me pousse à d’abord énoncer une observation politique. Dans les sociétés de l’image, l’Afrique ne produit pas de regard filmique sur elle-même… ou si peu, qu’elle se voit au travers du regard des autres. C’est juste inacceptable.

Les peuples qui aujourd’hui ne fabriquent pas de regards documentaires sont des peuples qui ne se constituent pas d’Histoire visuelle. Par conséquent, en plus de ne pas penser les temps actuels, ni de constituer d’archives documentaires, ceux-ci se retrouvent dans l’impossibilité de se fabriquer des images pour l’avenir. Il y a urgence à ce que les Africains, et plus largement les peuples du Sud, réalisent et produisent des œuvres documentaires d’eux-mêmes et sur le monde ; cette urgence est au cœur du projet de Lussas.

Les quatre films documentaires dont il est question ici sont, en apparence, l’exacte contradiction de ce que je viens d’énoncer : aucun n’est réalisé par un ou une Africaine vivant sur le continent. Pourtant, à des niveaux et sur des registres différents, voilà des films qui nous documentent sur des Afriques inconnues, sans approche exotique ni spectaculaire.

Et quel contentement ! Quelle grâce de croiser sur un écran un regard documentaire qui vous fait accéder à des représentations d’une Afrique inhabituelle. Ces films esquissent des visites ou des rencontres avec le vrai ; ils sont de ce point de vue, assez exceptionnels. Découvrir un film qui vous documente sur vous même, avec le regard de l’autre et travaillé par des éléments de réel, c’est important quand on garde à l’esprit que l’Afrique est majoritairement vue et carte-postalisée par la machine industrielle occidentale, National Geographic, Season ou autres Discovery

 

cinéma de la confidence

Ces films ont en commun d’être tournés sur le continent africain avec au centre du récit des figures de femmes. À l’exception de Victoire Terminus, ils sont réalisés par des femmes. J’ajouterai qu’à la lecture de leurs noms, Diop, Ndiaye et Keïta, les trois réalisatrices ont évidemment à voir avec le continent. Rahmatou Keïta est nigérienne, vivant en France. Alice Diop et Katy Ndiaye sont des enfants d’immigrés sénégalais de la première génération, vivant respectivement en France et en Belgique ; sans doute sont elles à la recherche d’une Afrique qui constitue un écho une part d’elles-mêmes. Premier ou deuxième film pour l’une et l’autre, on voit bien qu’ils sont travaillés par la question des origines.

Alice Diop s’incorpore dans son film jusqu’au titre – c’est elle la Sénégauloise – et sa narration en off est d’une absolue sincérité qui irradie généreusement tout le film. En filmant les échanges avec ses cousines et l’intimité de sa famille sénégalaise (les rapports dans le couple, les codes de la séduction, etc.), elle révèle à elle-même, avec une certaine innocence, ce qu’elle n’est pas : une Sénégalaise.

Avec En attendant les hommes, Katy Ndiaye est moins dans la quête identitaire. La proximité qu’elle installe avec ces femmes par la contiguïté du filmage, l’ambiance d’alcôve et le ton de sa voix, est telle qu’elle engendre l’intimité des mots. Le mouvement et le dispositif du film opèrent chez ces personnages une liberté de ton et une individuation proprement sidérantes.

Les Sénégalaises et la Sénégauloise et En attendant les hommes portent en eux un cinéma de la confiance, qui devient vite un cinéma de la confidence. Ils posent la question de l’énoncé d’une parole privée devant la caméra, expression d’une complicité au moment du tournage, que sa diffusion peut transformer en révélation, en désignation. Ces deux films sont telluriques. Essayez de penser à l’onde de choc qu’ils ne manqueront pas de provoquer dans les pays où ils ont été tournés ! Ils rendent explicites des façons d’être, secrètes, dans des sociétés qui n’ont que très peu d’images d’elles-mêmes. Ici, où nous semblons revenus de tout, ils nous racontent un ailleurs où tout semble à construire. Comment les êtres se bricolent entre eux, réussissent à bâtir des vies à eux jusqu'à l’extrême élégance ? Et cela, quel que soit l’archaïsme des sociétés humaines dans lesquelles ils évoluent. Ces personnages, ces femmes, nous intéressent pour leurs libertés.

 

 

C’est moins vrai pour Victoire Terminus. Dans cet endroit du monde où le tragique est inscrit dans l’état quotidien de pauvreté, on est dans Affreux, Sales et Méchants au Congo. Le courage et l’intelligence, c’est de s’en sortir quels que soient les moyens, sauver sa peau et celle des siens. Victoire Terminus est un film sur des femmes boxeuses à Kinshasa, qui pratiquent ce sport comme gagne pain. Tout dans ce film semble être la métaphore de leur monde, la règle officielle du jeu étant : plus tu cognes fort, plus tu domines, plus tu gagnes. Le plus dramatique est que les dés sont pipés à tous les niveaux : le combat gagné comme perdu est truqué ; tous les coups sont permis. Renaud Barret et Florent de La Tullaye ne filment pas en immersion les coulisses d’un monde ; c’est au grand jour son état de délabrement qui nous est donné à éprouver, pour nous faire comprendre  comment marche une société pauvre et où sont les places des unes et des autres. Travailler à prendre des coups pour pouvoir se nourrir, c’est mieux que la prostitution, et l’enjeu est d’être encore là demain, vivant(e) ! Au-delà du mérite propre aux réalisateurs d’avoir eu le flair de suivre une entreprise édifiante (ne faisant pas d’erreur de casting et réussissant à organiser un récit et une narration soutenus autant par la découverte progressive des personnages que celles des règles, alliances et conflits qui commandent ce monde), nous sommes en présence d’un réel d’une rare puissance et d’une grande lisibilité cinématographique. Le réel des sociétés pauvres (sans classe moyenne) est extrêmement lisible : les corps parlent et racontent la brutalité et la violence des enjeux d’un monde sans protection. C’est la révélation d’un tragique sans artifice ni filtres bourgeois ; pas de mensonges, pas de polissage. Le visible est saisi par la caméra, il n’y a pas de complexité qui brouillerait la vision. Les contradictions, les heurts de la vie, sont là, à nus.

 

le rôle des femmes

Al’lèèssi… une actrice africaine est l’occasion d’un parcours de cinquante ans de péripéties, d’expérience cinématographique au Niger et en Afrique de l’Ouest. Rahmatou Keïta évite le portrait agiographique en explorant, à travers l’itinéraire de l’actrice Zalika Souley, les expériences d’un cinéma africain porté par l’élan des indépendances. Ces cinéastes des débuts n’ont peur de rien, au point de s’attaquer au film de genre – l’épisode concernant le western est d’ailleurs une petite merveille. Ce qui est frappant, c’est que ce film vient démentir le total oubli dans lequel cette préhistoire du cinéma africain est tombée. Il nous documente de manière salutaire sur un temps et des expériences qui n’ont pas été transmises et qui n’ont pas fait école. Il vient fort à propos nous dire la présence et la place des femmes africaines en cinéma et confirme, malgré lui, la fragilité de cette entreprise générationnelle qui n’a pas fait Histoire mais qui constitue une mémoire sur l’époque, sur ce cinéma des pionniers.

Al’lèèssi… une actrice africaine est aussi l’éloge d’une femme africaine par une autre femme africaine, et il y a dans le geste de la réalisatrice une générosité envers son personnage qui ne la fait pas exister comme simple fil conducteur à travers une époque, mais bien comme une personne déterminée à jouer sa partition de femme au fil des décennies. C’est l’éloge de la grande sœur en cinéma. De ce point de vue, le film de Rahmatou Keïta a la dimension d’une fresque, dans laquelle une femme forte tente d’exister, dans des temps où la place du cinéma est à inventer, où la place des femmes n’existe pas. Un récit nécessaire, que tous les apprentis cinéastes se doivent de voir, tant l’itinéraire de cette actrice se confond avec les épisodes du cinéma africain naissant.

Que reste t-il de ces films une fois que nous les avons vus ? C’est une question difficile qui appelle seulement des réponses personnelles tant la vision d’un film renvoie chacun à son histoire. Néanmoins, ils constituent sans aucun doute un panel de “bons” films, laissant une impression générale d’œuvres abouties. Ils remplissent leur travail de nous documenter sur des aspects fort peu connus des sociétés africaines. Enfin, ils s’attachent, dans des registres de genre et de mise en scène fort différents, à filmer au plus près, des femmes fortes, porteuses d’enjeux universels, que nous voyons au-delà d’elles, par l’œuvre même du cinéma, devenir des figures de leur temps.

 

Jean-Marie Barbe, janvier 2010.

 

1 Africadoc, développé en France par Ardèche Images Production, entreprend des actions de formation et de mise en réseau de professionnels africains dans une vingtaine de pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale. Il prend en compte la création et la production ainsi que la distribution et la diffusion. La collection Lumière d’Afrique qui en résulte repose sur une charte de coproduction équitable. Elle a pour but de réunir 10 documentaires par an, réalisés par des auteurs de l’Afrique subsaharienne, au terme d’un accord entre un producteur européen et un producteur africain. Le tournage est effectué en Afrique avec une équipe africaine, et la postproduction en Europe avec le concours de stagiaires africains. La diffusion est assurée par le réseau TLSP (Télévisons locales du service public) via l’unité de programme REC (Réaction en chaîne). www.africadoc.net