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Arrêt sur image - Les Soviets plus l’électricité
De l’ange déchu à l’ange promu
Balançant au bout de câbles, un archange de pierre s’élève peu à peu sur une hauteur de quarante mètres au fronton de la cathédrale du Saint-Sauveur. L’archange Michel, saint patron de la ville de Moscou, n’appartient pas encore au ciel et son destin fragile tient dans les mains d’une demi-douzaine d’ouvriers qu’on espère compétents.
La scène se passe près du Kremlin, en août 1999. Elle est fixée sur une pellicule 8 mm de fabrication soviétique, périmée comme il se doit, par un cinéaste vagabond, Nicolas Rey. Étape d’un périple qui le conduit de Paris-Gare du Nord à Magadan, à l’extrémité orientale de la Sibérie, Moscou ne retient pas longtemps le voyageur ; cependant, il s’attarde devant cette scène qui le captive. Cinq minutes dans un film qui en compte cent soixante-dix, c’est peu et c’est beaucoup.
Le spectacle d’un ange montant au Ciel n’est pas si commun qu’on puisse en détourner aisément le regard. Est-ce le suspense de cette improbable suspension qui arrête le cinéaste – après tout, une catastrophe est toujours possible, secrètement désirable – ou sa charge symbolique, énorme et enfantine ?
En vérité, cet ange ne monte pas au Ciel, il y remonte après un séjour de soixante ans en enfer. La restauration de la cathédrale du Saint-Sauveur, dite aussi du Christ-Sauveur, a une longue histoire, enfermant à son tour une multitude de petites histoires.
Le 5 décembre 1931, l’édifice géant que les tsars avaient fait bâtir pour célébrer la victoire russe sur Napoléon était dynamité sur ordre du Bureau politique (“de Staline” disent deux qui aiment les raccourcis). Sur cet emplacement prestigieux au bord de la Moscova se dresserait un Palais des Soviets qui devait rivaliser avec les gratte-ciel new-yorkais, quatre cent quinze mètres, surmonté d’un Lénine haut de soixante mètres. En 1941, pour cause de guerre, le chantier géant fut laissé en... chantier. Les fondations inondées pendant une décennie donnèrent l’idée d’en faire autre chose. Le Bassin Moscou, plus grande piscine de plein air chauffée au monde, ouvrit au public en 1960, époque faste où l’astronautique soviétique donnait des suées d’angoisse à la Maison Blanche. Mais vingt ans plus tard, la piscine offrait un triste spectacle de plomberie rouillée et de rêves fanés.
Les temps nouveaux qui se sont ouverts en 1991 avaient besoin d’un symbole fort. Grâce aux dons de quelques milliardaires, la mairie a entrepris de reconstruire à l’identique l’ancienne cathédrale du Christ-Sauveur. Restauration s’entend à plusieurs sens : on restaure un monument, une monarchie déchue, des privilèges abolis... L’ancienne cathédrale avait été achevée après un demi-siècle de travaux en 1886, elle disparut au bout de 45 ans. La nouvelle cathédrale a été édifiée dix fois plus vite. Vivra-t-elle plus longtemps ?
L’image aussi a son histoire. Le cinéma soviétique nous a fait voir des statues renversées, des tsars décapités, des sceptres orgueilleux roulant aux poubelles de l’Histoire. Les démolisseurs de ces temps héroïques étaient des Ouvriers majuscules, sans autre équipement que la Vérité majuscule, sans autre force que le souffle de la Révolution (quand on sait l’apprivoiser). Par parenthèses, ce sont les images d’Octobre d’Eisenstein qu’ont imitées les reporters du monde entier (même les moins cinéphiles), lorsqu’ils ont filmé la chute de Saddam Hussein à Bagdad sous la figure d’une immense statue renversée (mise en scène par les services de communication du Pentagone).
Ce jour de l’été 1999, à Moscou, l’Histoire avance à reculons et les ouvriers, équipés de casques, de palans et de filins d’acier, travaillent à remettre en place les symboles de l’ordre ancien. Celui qu’ils portent au pinacle n’est pas Lénine ou quelque moderne défenseur des exploités (Mandela ? Lula ?), mais l’archange Saint-Michel. Non qu’ils croient aux anges ni aux archanges (pas comme ceux qui hissaient les cloches dans Alexandre Roublev de Tarkovski) mais, comme on dit en Russie et un peu partout dans le monde, surtout quand ça va mal, “il faut bien croire à quelque chose”. La bourse ne fait rêver que les milliardaires, la démocratie a un goût amer d’élections truquées et de bulletins de vote achetés. Pour réenchanter le monde, finalement, on n’a pas trouvé mieux que ces bonnes vieilles bondieuseries. On peut au moins espérer que le temps du labeur gratuit pour le maître-propriétaire – le Parti voire le Goulag – est enfin révolu et que ces modernes prolétaires ne travaillent pas gratis pro deo.
L’archange se balance au-dessus du vide, instable, incertain. On aura beau reconstruire les cathédrales et suspendre des archanges à leur frontons, on ne retrouvera pas l’enfance, l’innocence perdue. Né au moment de la disgrâce de Khrouchtchev, Nicolas Rey se dit “enfant de Brejnev”, c’est à dire de la sénescence, d’un monde définitivement désenchanté. Et lorsqu’il regarde le ciel, il n’y voit, hélas, que des grues, des avions et des satellites.
Anne Brunswic, mai 2006.